Frigyes Karinthy :  "Trucages"

 

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pourquoi je ne vais pas chez le mÉdecin ?[1] [2]

 

IIl s’agit d'un traité scientifique ou, pour parler le langage des profanes, d'un article spécialisé ; je compte donc sur la sérieuse attention des milieux compétents, ainsi que de la société des médecins et de la société des malades, autrement dit sur celle de cercles larges pour apprécier dûment l'importance étiologique, symptomatologique, diagnostico-socio-pathologique et, surtout, endopatholo-psychosomaticonumismatique de la question majeure à peser, à examiner, à considérer...

Article spécialisé. Pas un article défini ou de spécialité indéfinie. Je veux dire par là qu'il n'est pas dans mon intention de me confier au véhicule capricieux, rhapsodique, vagabond mais inconsistant de l’imagination – j’ai choisi la forme de la discussion strictement méthodique qui suit son cours, libre de tout détour, sans s’arrêter (cf. arrêto-manologie). Mon sujet : pourquoi n’allons-nous pas chez le médecin ? J'ai divisé le problème en deux parties Je considérerai la question sous son aspect général et son aspect particulier.

Mes expériences et observations cliniques ainsi que mes considérations à caractère subjectif et la littérature afférente ayant été négligées avec soin par moi-même, je suis arrivé à la conviction

qu'en général !

je ne vais pas chez le médecin

- parce que j’aurais dû y aller depuis longtemps, mais j’ai reporté cela tout le temps et qu'est-ce qu’il va dire maintenant que j’ai négligé la chose ? Il va me faire la morale or c’est mon ventre qui me fait mal et pas mes mœurs ;

- parce que je crains que le médecin prenne la chose plus au sérieux que moi-même, il tentera de m'effrayer et me faire renoncer a un tas de choses car à lui c'est ma maladie qui importe mais à moi c’est ma santé ;

- parce qu'en somme je m'entends bien avec ma maladie tandis qu‘il en veut bien plus à ma maladie qu'il n’aime ma santé, et il est prêt à sacrifier cette dernière rien que pour abîmer la première ;

- parce qu’au fond j’ai pris goût à ma maladie. J’en ai même besoin comme prétexte vis-à-vis de moi-même et des autres, pour paresser (les grandes personnes ne parviennent à obtenir un peu de tendresse et d'affection qu'à force d'être malades) et il est à craindre que le traitement médical n’abîme ma maladie ;

- parce que je n'ai plus confiance en mon ancien médecin car, comme nous sommes devenus de trop bons amis, il m'a appris en toute confiance qu'il souffrait du même mal lui-même mais il s’en fichait – d'autre part, justement parce que nous sommes de trop bons amis, j’ai peur de le blesser en me rendant chez un nouveau ;

- parce que, ce faisant, je suis plus chatouilleux sur l'honneur du corps médical qu’ils ne le sont eux-mêmes alors que c'est leur affaire ;

- parce que tout le monde me dit d'y aller ;

- parce que c'est un docteur qui m'a dit de ne pas y aller car, à moi, homme intelligent, il peut me confier que dans ce cas précis les médecins ne savent rien de valable et que tout ce qu'ils font est du bluff ;

- parce qu'un profane m'a affirmé que pour "ce" cas il y a d'excellents résultats ;

- parce que j'ai une connaissance, un nommé Skurek, marchand de meubles, qui n'est pas médecin, c’est vrai, mais qui, j’en suis convaincu, en connaît bien plus que les professeurs et si je m’explique avec lui je me sens détendu ;

- parce que moi, en tant qu'homme je n'aime pas qu'on me traite en enfant ;

- parce que moi, en tant que femme, le n'aime pas qu'on me dise la vérité ;

- parce qu'au sujet des honoraires je suis toujours désorienté, le médecin n'en parle pas, il me faut penser à cela tout le temps qu'il m'examine ce qui augmente mon pouls et la maladie paraît plus grave, il me faudrait payer encore plus, mon pouls bat encore davantage et ainsi de suite ;

- parce que j'entends sans cesse que tous les hommes intelligents vont chez le médecin ce qui me fait soupçonner que, par contre, ce sont les autres qui ont choisi cette profession et, finalement

- parce que je n’ai rien, pourquoi diable irais-je donc chez le médecin ?

En particulier

- chez le laryngologiste, je n'y vais pas parce qu’il me fourre dans le nez toutes sortes de longs instruments et qu’au lieu d'admettre que c’est désagréable, il se moque de moi sans cesse comme quelqu’un qui trouve cette minauderie incompréhensible, car il n’existe pas de plus grande volupté, cela va de soi ;

- chez le chirurgien, je n'y vais pas parce qu'il me dit sans cesse de ne pas avoir peur, or mon seul réconfort est d'avoir peur – en plus il affirme que ça ne me fera pas mal mais ça me fait mal, au lieu de m'affirmer que ça me fera mal et que ça ne me fasse tout de même pas mal ;

- chez le dentiste, je n'y vais pas, c’est-à-dire que j’y vais mais une fois dans la salle d’attente, la douleur s'arrête et je me dis que je reviendrai demain, mais pas ici plutôt chez cet autre qui ne bricole pas pendant un an quand, en conséquence des frais, je serais capable de mastiquer mais n'aurai plus de quoi ;

- chez le radiologue, je n'y vais pas parce qu'il voit mon ossature, mon foie et mes reins mais ne voit pas mon manteau et donc ne me témoigne pas le respect qui m’est dû ;

- chez l’urologue, je n'y vais pas parce qu'ils sont, pour la plupart, des gens très gais et font des remarques hors de propos sur mes affaires privées et me donnent leur opinion sur mon physique, comme mon tailleur qui, sous prétexte de prendre mes mesures, médit de ma silhouette ;

- chez le gastro-entérologue, je n'y vais pas parce qu’ils sont pour la plupart des gens moroses, ils n’admettent pas la discussion, veulent tout savoir mieux que moi et refusent de comprendre qu'on pourrait vraiment se passer du régime pendant le déjeuner et le dîner si on le respecte par ailleurs ;

- chez le neurologue, je n'y vais pas parce que le jour où je dois y aller je suis justement très énervé et dans un tel état de nerfs je ne supporte pas le médecin et, finalement,

- chez le psychanalyste, je n'y vais pas parce que pendant trois semaines il ne fera rien d'autre qu’analyser pourquoi je ne voulais pas aller chez le psychanalyste, comme l’instituteur de la fable qui dit au petit Maurice : « Maurice, warum bist du nicht geksimmt ? » à quoi le petit Maurice a tout le droit de répondre d'une voix indignée: « Herr Lehrer, ich bin doch da ! »[3]

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Agnès DukeszMessage à Agnes Dukesz

[2] Un texte très proche avait été publié dans la presse en 1931 dans le journal Az Est.

[3] Jeu de mots en allemand : « Maurice, pourquoi tu ne t’es pas peigné ? ». Interprétant mal la question, Maurice répond : « Mais Monsieur, je suis là ! ». (warum bist du nicht gekommen ? =  pourquoi tu n’es pas venu ?)