Frigyes
Karinthy : "Trucages"
pourquoi je vais chez le mÉdecin ?[1]
Notre modestie nous
dicte de garder le silence sur l’extraordinaire sensation qu'a
suscitée notre article dans les plus larges cercles de la
société des médecins.
L’origine du malentendu provient de
ce que des réponses à la question posée de savoir "pourquoi je ne vais pas chez le
médecin ?", au moyen desquelles je m’efforçais
d’épuiser la symptomatologie du fait de "ne pas aller chez le
médecin", certains auteurs superficiels ont déduit que
c'était moi qui n’allais pas chez le médecin.
Parbleu ! Qui ose dire que je n'y vais pas ?! Bien sûr que
j’y vais. Et comment !
Je n’ai énuméré
que les raisons pour lesquelles je n'y vais pas si je n'y vais pas. Mais si
j’y vais quand même ? Cela aussi a
sa logique particulière. En général et en particulier.
1. En général,
je vais chez le médecin
- parce que, aller chez le
médecin fait partie des cérémonies de la vie bourgeoise,
comme le bridge, les vacances, le week-end et parce que venir de chez le
médecin est une chose élégante qui sonne bien, et dire
qu'on vient de chez le médecin suscite du respect et fait partie de mon
prestige ;
- parce que je suis un individu
inculte et l'idée me plait que quelqu'un de cultivé,
d’instruit, un prêtre consacré de la société
s’entretienne une heure entière avec moi, comme d'un miracle
extraordinaire ; moi, dont les maux de ventre, la chaleur intime, le
tremblement pulmonaire, l'audition bilatérale et
l’hydrorrhée médiale seront un sujet plus important pendant
une heure que l'accord de Locarno[2] ;
- parce que je suis extrêmement
cultivé, j’ai lu un tas de ces trucs médicaux et,
secrètement, je me réjouis de l'idée de voir tomber du
haut de sa chaise ce médicastre prétentieux et inculte lorsque
j’établirai mon diagnostic en parfait latin et, de ses remarques
et de mes modestes observations discrètes il ressortira que je m'y
connais bien mieux que lui ;
- parce que moi, femme, je vais lui
montrer, moi, ma taille qui est bien plus jolie que celle de Mantzi laquelle vient de se vanter que son
stratosphère (ou comment diable l’appelle-t-on
déjà ?) tremblait dans la main du Dr. Szőke
pendant qu‘il lui auscultait le dos ;
- parce qu'à moi, homme, il
m’est agréable d'entendre que c’est chez Nurmi[3] seulement qu'on a vu de poumons semblables
et que, ceci et cela, allez-y sans crainte ;
- parce qu'avec ce médecin je
vais prouver que l'autre n'entend pas bien son métier, tu sais mon
vieux, il ne l'a pas dit directement parce que, tu sais, ceux-là, ils
doivent se soutenir, mais si tu l’avais vu hocher la tête et faire
ce geste résigné ;
et finalement
- parce qu'on veut faire de moi un
soldat, alors, voyez-vous à quel point je suis malade,
- et parce que je veux contracter une
assurance vie, alors, voyez comme je suis en bonne santé.
2. En particulier
je vais
- chez le chirurgien pour la
même raison que je me bats en duel ; quoique je méprise le
duel par principe, je refuse à quiconque le droit de me traiter de
couard ;
- chez le généraliste
parce que les chirurgiens sortent immédiatement leur couteau, ce n'est
pas si difficile, et parce que le Bon Dieu aussi est
généraliste ;
- chez le radiologue parce que je peux
voir l’ossature de ma main et qu'ils sont intéressants ces petits
trucs avec lesquels on peut jouer ;
- chez le laryngologiste parce que si
moi, j’ouvre la bouche...
- chez le gynécologue pour
qu'Alfred, cet idiot, apprenne et se rende compte que
je suis une femme ;
- et finalement chez le psychanalyste
parce qu‘il me paraît suspect de ne rien avoir depuis un an,
l'état de ma conscience inférieure doit être
désastreux, il faut la nettoyer.
Note, C'est après avoir
terminé notre étude que nous est parvenue l’information sur
la théorie fantastique du collaborateur d'une revue médicale
anglaise qui, effectuant des recherches dans un domaine analogue,
suggère par sa théorie l'éventuelle explication causale du
phénomène dit "je vais chez le médecin". Selon
lui, le rapprochement entre certains aspects cliniques et des
considérations spéculatives donne lieu à cette
hypothèse qu’on va
chez le médecin parce qu’on est malade. Pour l’instant nous
accueillons cette information avec
la plus grande prudence et sans nous risquer à nous prononcer pour ou
contre, nous désirons simplement attirer l’attention des milieux
spécialisés sur le fait qu'aucun élément concret
qui changerait l’évaluation des observations actuelles n’est
apparu, à savoir que celui qui est malade ne va pas chez le
médecin, mais il le fait venir, ou bien, on le transporte dans son lit
jusque chez lui !