Frigyes Karinthy : "Trucages"
les conquÊtes de la technique
Un homme est assis dans une petite
pièce modeste pendant que j’écris ces mots – un
homme ; il est assis, méditatif, il s’approche de la
fenêtre, il regarde dehors.
Voici ce qu’il pense alors que ses
lèvres prennent une courbure amère.
Nouveau monde !
Progrès !
Civilisation !
Autant de stupides cauchemars qui
n’ont servi qu’à nous donner le vertige.
Les conquêtes de la technique !
Qui diable les a
réclamées ? Qui diable, si j’y pense, en est devenu
plus heureux ?
Le but de la vie n’est pas la
vitesse.
Le but de la vie est le bonheur.
En quoi et dans quelle mesure, ces machins
diaboliques ont-ils contribué au bonheur humain ?
Les Hellènes étaient heureux,
ils ne possédaient ni machine à vapeur, ni rayons X, ni nefs
volantes, pourtant ils clamaient à tous les vents qu’ils
détenaient l’unique trésor le plus parfait de la vie
– la joie pure que représentent la paix et la plénitude, ce
sentiment simple que poursuit en vain notre siècle malheureux, sans
pouvoir le rattraper ni avec un avion, ni avec une fusée, ni avec un
vaisseau spatial portant jusqu’aux étoiles – impossible
à rattraper, pourtant il est blotti là, tout près, on
pourrait le toucher avec la main tendue comme un enfant qui attrape un papillon
si l’on pouvait redevenir enfant, pur, simple, sans exigences !
Avion !
Il ne sert qu’à tomber –
pourvu qu’il y ait des têtes sur lesquelles
tomber !
Radio !
Ridicule ! Qui la voulait, la
radio ?
Est-ce mieux maintenant, depuis que tout le
monde peut apprendre en même temps, sans délai, sur ce globe
tournant dans son jus amer, à quel point pèsent misère et
malheur, provoqués par l’avide désir du pouvoir ?
Ce n’est que malice du diable,
quenouille diabolique, ça ne donnera rien de bon.
Que le diable emporte Marconi !
Retournons, retournons donc à la
nature – que le diable emporte ces maudites "conquêtes de la
technique" qui ne servent qu’à engendrer le mal – je le
répète, j’ose le dire, non seulement elles n’ont pas
libéré l’homme, mais elles en ont fait leur
misérable esclave !
Voilà ce que dit cet homme.
Et cet homme n’est pas un pessimiste
obtus, ennemi de la science et de la technique.
Et cet homme n’est pas non plus le
Mahatma Gandhi, le doux apôtre prêchant la simplicité.
Cet homme est tout simplement
l’escroc Lajos Fischer qui a été repéré
à l’aide de la radio et intercepté dans sa fuite à
bord du paquebot de luxe en partance pour Rio de Janeiro.