Frigyes Karinthy :        Recueil "À ventre ouvert"

 

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Arabella

 

I

Je ne suis pas favorable aux méthodes modernes d'analyse psychologique, je l'avoue. Je ressens une certaine impatience quand on essaye de me les appliquer, sans pour autant prétendre que ma vie psychique serait parfaitement équilibrée. Loin de là, mais être équilibré et être normal ne vont pas forcément de pair à mon humble avis (certaines maladies peuvent se répandre via l'environnement et l'esprit d'une époque mais de façon tellement large que précisément dans cet environnement et pour l'esprit de cette époque c'est la maladie qui compte pour la norme), par conséquent sans vouloir me vanter d'être équilibré et sain d'esprit, j'ose affirmer que mes désirs, mes besoins, mes goûts, toute ma vision du monde sont parfaitement conformes à ceux de quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent. En matière de politique, littérature, sport, morale, ce qui me plaît est toujours ce qui a du succès, donc ce qui exprime le goût général. Si le soir de la générale une pièce de théâtre me plaît, on peut mettre sa main à couper qu'elle restera à l'affiche jusqu'à la centième.

Ce n'est pas du tout pour me justifier que je soulève cette question ; d'autres à ma place auraient sans doute fait de même. À mon sens l'inertie est une des propriétés les plus communes de la nature humaine ; selon mon expérience la plupart des sentences morales ne sont pas dictées par la reconnaissance de conséquences de mauvaises actions mais par la répugnance à l'action ou la mauvaise conscience ressentie après une occasion d'agir manquée. Celui qui agit veut toujours bien faire soit pour lui-même, soit pour autrui ; dans tous les cas il commet quelque chose de plus considérable que le penseur même le plus éminent. C'est ce qui explique qu'on lise plus de romans d'aventure que d'ouvrages de philosophie. Sur la table où je suis en train d'écrire traîne une feuille de journal. Au recto on peut lire en lettres minuscules le court éloge d'une théorie révolutionnaire par un prix Nobel des sciences, au verso sur toute une colonne sous un gros titre le compte rendu du procès d'un drame de la jalousie avec un revolver. Le lecteur, le public et le juge épanchent leur intérêt, leur curiosité sur le héros au revolver. Celui-ci a perpétré son acte, il a déjà agi, il peut enfin dire quelque chose sur le sujet qui nous préoccupe le plus, que nous craignons le plus, auquel nous aspirons le plus. Il est en mesure de nous le raconter, il peut nous décrire l'empire devant lequel Kant et Socrate ou nous-mêmes, le commun des mortels, ne faisons que trépigner. Il peut nous apporter des nouvelles sur ce qui se passe de l'autre côté, à la charnière de deux mondes, au-delà de l'action dont toute théorie et toute spéculation ne sont que les prolégomènes.

 

Ou leur explication a posteriori.

Ils sont ridicules, les gens, avec leurs sentences morales. Ils confondent le sentiment avec les faits qui en découlent. Lorsqu'une action a été couronnée de succès (elle a donné exactement le résultat que l'acteur escomptait) ils qualifient cette action de bonne et ils en découvrent a posteriori la motivation logique et prévoyante. Or évidemment il est possible de prononcer une sentence morale sur toute chose sauf sur ce qui a eu lieu. Ceci a une explication très simple. La pensée, le désir et l'intention sont des choses réversibles, modifiables et substituables – il m’est possible de penser et vouloir autre chose que ce que je pense et ce que je veux ; mais quant à l'action, une seule chose peut avoir lieu au même moment et au même endroit (dans l'espace des événements, c'est-à-dire dans l'espace temporel c'est ce que nous pourrions appeler la loi de l'impénétrabilité du temps), par conséquent je n'ai pas d'échelle véritable pour savoir si l'action qui a eu lieu était oui ou non correcte et bonne, vu que je ne dispose pas de la preuve (en vue de contre épreuve) : ce qui se serait passé si cela s'était passé autrement. Je tue, je fais cesser, je transforme, je crée quelque chose ou quelqu'un, sans jamais pouvoir apprendre avec certitude (et ici nulle analogie n'est d'aucun secours vu que, précisément par la nature pérenne, irréversible du temps, tout événement est un tout en soi, il est un phénomène identique à aucun autre et qui ne se répète jamais), ni par ses préalables ni par ses conséquences, si j'ai bien fait ou si j'ai mal fait, puisque je ne saurai jamais ce qui aurait pu se produire à la place de ce qui s'est produit, avec ou sans moi, si ceci aurait été pire ou meilleur ; si l'événement que j'ai empêché de se produire ou dont j'ai favorisé l'occurrence n'aurait pas fini par devenir source de nouvelles catastrophes ou de nouvelles joies.

En fait, la relativité de toute éthique est la loi et en même temps l’explication des deux différents types d’hommes : d’une part la majorité éternellement hésitante, incapable d’agir, et d’autre part les quelques rares mains et cœurs constructeurs ou destructeurs. Les uns sont incapables de faire quoi que ce soit parce qu’ils ne cessent de comparer deux éventualités différentes, dans la pratique jamais compatibles, tandis que les autres (les plus modestes, même si cela paraît étrange !) renoncent d’emblée à ce que les événements, découlant de leur action, justifient a posteriori leur intelligence, leur courage, ou leur morale : ils se contentent d’être éléments de l’existence vivante et dynamique qui les a créés et qui a daigné les destiner à devenir source de nouveaux phénomènes et de nouveaux événements.

Personnellement, je soupçonne – comme cela perce dans la réflexion ci-dessus – que je flotte quelque part entre ces deux types.

J’ai en moi quelque chose des deux, aujourd’hui c’est une évidence, mais à l’époque où j’ai fait la connaissance d’Arabella, la nature la plus agissante et volontaire de mon caractère dominait, en fait plutôt les instincts que les sentiments.

 

II

 

Et plus précisément les "instincts brutaux" – tout au moins c'est ainsi qu'on désignait généralement l'attirance physique, même si je ne peux pas être d'accord qu'il faille qualifier un instinct de brutal simplement parce qu'il est répandu.

Toujours est-il qu'il est significatif que ce sont ses jambes que j’ai aperçues en premier lieu.

Significatif, oui, mais pas surprenant.

Au milieu du siècle précédent j'aurais probablement regardé d'abord son visage, simplement parce qu'en ce temps-là c'est sur cette partie de leur corps que les dames concentraient le regard des hommes. Il me semble vous avoir déjà déclaré que mes goûts sont conformes à ceux de mon époque.

Poursuivez, maestro, dit la maîtresse de maison lorsque par distraction je me suis arrêté un instant, constatant que de nouveaux visiteurs soulevaient, doucement et sur la pointe des pieds, le rideau qui maintenait une lumière d'ambiance dans la pièce.

- Poursuivez tranquillement, on verra… Bonjour, Ernő. Assieds-toi ici, Bella, écoute la musique…

Je n'ai pas repris au même endroit, j'ai entamé un autre mouvement, en demandant pardon en mon âme à l'esprit de Mendelssohn de mettre plus en valeur l'instrument que son chef-d'œuvre. Mais le piano était effectivement excellent et dans tout l'auditoire, je pense que c'est moi qu'enchantait le plus ma "technique particulière". Ce critique russe avait raison, cette idée m'a traversé l'esprit, une technique diabolique… Et j'admirais moi-même comme sidéré la danse de mes mains sur les touches…

Oui, la technique.

Encore que, qui sait…

Et c'est là que j'ai compris que depuis quelques minutes déjà je n'observais plus mes mains mais les deux jambes d'une nouvelle visiteuse, depuis les genoux, dans le grand fauteuil mauve où elle avait doucement pris place. Je ne pouvais pas en voir davantage, elle était dans l'obscurité, et moi je ne pouvais pas tellement lever mon regard.

Des jambes pas très à la mode, il est vrai, mais on pouvait sentir à l'aveugle que c'était au sens le plus archaïque du terme les membres d'une femme d'une beauté parfaite. Les chevilles n'étaient que relativement fines sans être chétives, les deux lignes des mollets en forme de luth dans ses bas translucides, gris indigo, introduisant les monticules quasi impérativement convexes des pieds, évoquaient les amphores égyptiennes. Chargés de quel breuvage de sang mystérieux, enivrant, ces vasques étaient-elles si lourdes ?

Dès lors mes doigts glissèrent avec aisance sur les touches, tantôt à la volée, tantôt animés de prudentes caresses, tantôt passionnément appuyés, les empoignant, les faisant céder sous la pression puis sauter souplement, comme pour tâter des chevilles finement dessinées, allègrement et légèrement, avec un art espiègle, comme pour plaisanter, veillant à ne surtout pas trahir l'intention sournoise, avide et terriblement sérieuse de mon cœur qui déjà battait la chamade : ne pas m'arrêter aux chevilles et aux touches ; désir et art s'entremêlaient et j'ai eu un instant le sentiment de me trouver très loin à l'intérieur de l'instrument : je pourrais maintenant poursuivre ce mouvement au-delà des touches, en m'immergeant dans le piano, en saisissant directement les cordes nues de la lyre, ancêtre et substance secrète de tous les pianos.

(Je remarque accessoirement que j'ai toujours su que mon véritable instrument aurait dû être le violon ; c'est un pur hasard si je suis devenu pianiste virtuose.)

Tant pis, peu importe. J'ai une fois de plus remporté un vif succès, des applaudissements orageux, et faisant le modeste, j'ai regardé autour de moi, pris de vertige.

Mais le fauteuil mauve était vide, la dame nommée Bella avait dû s'échapper subrepticement de la salle. Elle avait peut-être eu un pressentiment ou, peut-être même, avait-elle capté mon regard indécent.

J'ai eu honte et je n'ai pas osé demander qui elle était à la maîtresse de la maison.

 

III

 

Pourtant, si j'y pense, je n'avais aucune raison d'avoir honte. Soyons francs entre nous, hommes adultes d'âge mûr, ayant dépassé les brumeux mystères de nos premières amours. Le premier… je ne dis pas. Là, les traits du visage, le regard et l'expression jouent le rôle décisif… C’est pourquoi l'image de notre premier amour se grave en nous sous la forme d'un souvenir éthéré, presque incorporel… Mais plus tard !

Connaissez-vous le jeu photographique de Galton ? On superpose la projection de photos, des portraits de profil d'une vingtaine ou une trentaine d'hommes ou de femmes exerçant la même profession. Il en sort une image un peu floue appelée Psyché sur laquelle ce qui est caractéristique chez ce type de personnes ressort avec des lignes plus nettes, plus fermes, le reste se disperse et se perd. Eh bien, si nous lançons un tel regard parmi nos souvenirs et repensons aux femmes que nous avons rencontrées ou auxquelles nous avons rêvé, avouons-le, la projection mentale de la Femme Idéale fait ressortir une silhouette nue sur laquelle on reconnaît nettement et fermement les épaules, les seins, les hanches et les jambes, tandis que le visage, la tête, sont complètement effacés, disparus, devenus une tache grise ; au fond de la chambre noire de notre âme brille une femme sans tête.

Et, après tout, personne ne me croirait, n'est-ce pas, je n'ai d'ailleurs jamais prétendu même à Bella qu'elle était mon premier amour. Que moi, je n'aie pas été le premier dans sa vie, c'est… mais laissons ! Le très honoré (de loin, du plus loin qu'il soit possible) et très estimé grand poète, le lauréat L.G., qui le premier a possédé le cœur d'Arabella est un admirateur poli et courtois de ma modeste contribution artistique (tout au moins c'est ce qui ressort de ses déclarations publiques) autant que moi de la sienne. La seule différence entre nous deux est que moi je sais que je ne connais rien à la grande poésie alors que lui, il pense qu'il est compétent en musique.

Lui, il le pense. En revanche Arabella ne s'intéressait simplement pas du tout à la musique. J'en suis sûr, ça ne l'a jamais intéressée, pas une minute, ni autrefois ni maintenant que…

Et j'affirme que ça ne me faisait ni chaud ni froid, au contraire, au début c'est ce qui me convenait le mieux. Cela ne nécessite pas de démonstration approfondie. Tout homme doué d'un talent particulier a horreur de l'idée d'avoir séduit par ce talent la belle femme qui lui plaît en tant qu'homme. L'homme riche aimerait l'emporter par son esprit, l'homme génial par son élégance, le bellâtre par son âme raffinée. Le fait qu’Arabella ne soit pas mélomane m'a plutôt attiré que refroidi.

Je n'ai par contre pas apprécié qu'elle n’ait pas suffisamment contesté ce fait. Ou plutôt…

Nous avons fait connaissance une semaine plus tard.

À la soirée elle était assise près de Csehniczky, ils jouaient au bridge, deux messieurs, deux dames. Me permettez-vous de vous regarder jouer ? – ai-je demandé poliment. Mets-toi à côté de moi, m'a dit Csehniczky. Je connaissais une des dames, l'autre a acquiescé rapidement, mais comme avec un sourire ironique et raffiné quand, me penchant par-dessus la table, je me suis présenté. Un visage beau, un peu trop bien dessiné, une bouche que l'on aurait dite "encastrée" non peinte sur la figure comme chez la plupart des femmes (un effet plutôt sculptural que pictural), un front haut, des sourcils arqués et quelques autres accessoires d'une belle femme – rien de particulier par ailleurs, sauf qu'elle me rappelait quelque chose plus que quelqu'un, mais que je n'arrivais pas à remémorer. Toujours est-il que j'ai été pris d'une inquiétude et que cette inquiétude allait croissant. Qu'est que ça pouvait bien être ? J'ai senti qu'il m'était impossible de partir, je devais absolument savoir qui elle était, et le plus étrange était que cette incertitude n'a pas diminué lorsque je l'ai enfin identifiée dans mon esprit : Arabella D., la veuve d'un industriel ; son nom avait couru avec celui d'un illustre écrivain durant des années. J'essayais de temps à autre de lui voler un regard et parfois elle a bien levé sur moi des yeux légèrement souriants, mais on ne peut pas dire que le mystère s'en est trouvé éclairci – comme à un bal masqué, j'essayais de pénétrer derrière ces yeux et cette bouche, par-dessus ou par-dessous, avec l'impatience de celui qui veut absolument savoir, qui ne s’en laisse pas conter.

À ce moment-là elle a laissé tomber sa craie et moi je l'ai distraitement ramassée avec le geste étourdi du disciple du fameux professeur Hatvani. Et j'ai failli pousser un cri.

Le fauteuil mauve… Les deux mollets en forme de lyre…

C'était bien elle, je l'ai immédiatement reconnue.

Après la partie de bridge elle est encore restée assise et nous avons bavardé pendant une demi-heure.

C'est elle qui a mis sur le tapis mon apparition en société la semaine précédente. Elle parlait avec reconnaissance, mais sans engouement particulier de ma symphonie intitulée "La naissance de Pan" que j'avais présentée ce soir-là dans ce cercle intime.

C'est alors que j'ai parlé de musique avec Arabella pour la première et la dernière fois.

Bien sûr seulement des généralités, comme je le fais d'habitude. Ce que représente pour moi le monde des sons, ce que je pense et ce que je soupçonne de la problématique de l'art dans sa globalité, ce à quoi il peut servir, sa provenance, ses tendances, l'énormité de la distance à laquelle il se trouve de la réalité et pourtant à quel point il est incommensurablement plus vrai et plus réel, pour ainsi dire plus tangible et plus sensuel que toute sensation physique… Non par l'harmonie, évidemment, ce qui n'est rien, mais plutôt la mélodie, ce glorieux éveil à la lumière et à la gloire et au matin où elle prend un sens, une conséquence, une force créatrice cent millions de fois plus clairs et plus logiques le jour où nous la ressentons vraiment, plus qu'ici, dans notre obscur brouillard onirique déliquescent et moite appelé monde réel, plus que les mots craquants, bruyants…

J'ai disserté de tout cela avec brio et élégance mais sans lever la tête, d'ailleurs c'est pour cette raison que je ne me suis pas arrêté là où j'aurais dû. Je chuchotais, la tête penchée en avant, convaincu qu'elle comprenait, qu'elle saisissait et ressentait parfaitement chacune de mes paroles, autrement dit qu'elle en comprenait infiniment plus que moi-même qui ne m'efforçais pas outre mesure de rentrer dans mon sujet, comptant sur elle, anticipant que ce qu'elle entendait pénétrait dans ses nerfs et son imagination, s'amplifiait et les emplissait d'images et de souvenirs anciens comme on raconte une histoire à des enfants. Je ne pouvais pas l'imaginer autrement puisque je ne faisais qu'observer ses gestes, or ses gestes réagissaient à la perfection. La douce inclinaison des genoux buvait goulûment mon discours, les hanches sveltes s'élançaient et retombaient avec compréhension selon l'intonation de ma voix qui s'élevait ou baissait. La poitrine haletait et frémissait à chaque mot, le dessin pulsatile du cou et des épaules donnait raison à tous les caprices de mes pensées singulières.

Et c'est au moment où je me suis tu, modestement comme sur le podium après un brillant accord final, escomptant les applaudissements, que la double surprise m'a écrasé de tout son poids.

Après un bref silence elle a dit, gentiment, simplement, fermement.

- C'est très intéressant votre façon de voir le sens de la musique, mais moi je vois la chose autrement.

En même temps elle s'est levée de toute sa longueur, et quand moi aussi je me suis mécaniquement déplié, j'ai failli retomber sur ma chaise d'effarement.

Arabella était plus grande que moi de toute une tête.

 

IV

 

Je ne sais pas comment vous faire comprendre. Je ne suis pas petit de taille, ni grand, et il advient qu'une femme soit plus grande que moi. Mais il se trouve que la tête d'Arabella commençait exactement au niveau où la mienne, chevelure comprise, se terminait.

Ça, je ne l'avais pas prévu.

Et on aurait dit qu'à ce moment cette différence physique entre nous était organiquement liée à une différence de principe ou d'attitude, ou de raisonnement, ou de Dieu sait quelle différence à laquelle en se levant elle avait donné expression, comme accentuant cette différence.

Comme si elle avait dit : pardon, il se peut qu'en bas, au ras du sol les choses prennent cette apparence, mais ici en haut, à mon niveau, le monde revêt tout de même un autre aspect.

J'ai évidemment essayé de me comporter comme n'importe qui à ma place, me dire que la différence entre nous était l'œuvre du hasard grossier, et qu'en ce qui nous concernait elle ne jouait qu'un rôle tout à fait minime à ne même pas remarquer et qui ne pourrait nullement infléchir la nature de nos relations psychiques ou intellectuelles ni même la potentialité que nous représentions l'un pour l'autre en tant qu'homme et femme. Je me suis balancé négligemment sur mes talons, les mains plongées dans les poches, et j'ai poursuivi la conversation tout en adressant mes paroles à son cou et à ses épaules afin de ne pas être ridiculement obligé de lever le regard.

 

- La chose autrement ? – ai-je dit avec étonnement. – J'ai cru m'être exprimé avec suffisamment de prudence et de circonspection, laissant une large place à la contradiction… Qu'entendez-vous par autrement ?

Elle a haussé les épaules.

- Je ne sais pas. C'est peu probable.

- À votre aise…, ai-je souri gentiment, ce n'était en réalité que divagations… Mais si vous pensez que je n'ai pas raison… Je serai sincèrement intéressé par votre façon de voir.

- Ma façon ? Je n'en ai pas. Je n'en ai aucune. Je n'ai même jamais pensé qu'on pouvait en avoir une, et à quoi elle pouvait bien servir.

- Dans ce cas… excusez-moi… sur quoi vous basez-vous quand vous affirmez que moi qui ai tout de même formulé une certaine vision… Que ma conception serait fausse ?

- Je me base sur ce que  vous-même ne l'avez pas prise au sérieux, vous auriez seulement souhaité que moi je la prenne au sérieux et que je vous croie.

J'ai dû rire. Dans le fond elle avait raison, mais je n'aimais pas qu'elle me le lance crûment à la figure. J'ai déjà évoqué plus haut que je n'aime pas cette méthode d'analyse psychologique à la mode qui ne tend qu'à exprimer un fâcheux et indiscret dénigrement de ces mensonges féconds et inspirés (je l'admets) qui nourrissent notre amour-propre. Dans son excès de zèle destructeur elle jette le bébé avec l'eau du bain, cette stimulante force salutaire de la partialité envers nous-même, condition indispensable pour nous retrouver dans le monde extérieur.

Plus tard, durant les premiers mois de ma liaison avec Arabella, cette habitude qu'elle avait ne me dérangeait plus. J'ai compris que cette habitude lui venait de l'Esprit Illustre, c'est lui qui lui avait appris cette attitude supérieure et cette ironie.

Au début, aux jours de l'amour et de l'adoration, j'espérais pouvoir desquamer petit à petit dans son âme toutes ces couches qui, aux périodes différentes de sa vie sinon orageuse, du moins aventureuse, lui  avaient été portées par des hommes différents. Je les éplucherais et j'essaierais de former à mon image la substance plus douce ainsi exhumée : c'est en ce temps-là, précisément sous le choc de l'émotion de mon amour débutant, que j'ai commencé à me construire l'idée que mon image serait la forme authentique, vraie, la norme de l'homme juste et bon façonné à l'image de Dieu ; j'aurais par conséquent le droit de rendre mes congénères semblables à moi, de répandre le sceau imprimé sur mon front.

 

V

 

J'ai dû rapidement me rendre compte par le truchement de la musique que ça ne marcherait pas.

Non, elle n'aimait pas la musique.

Pendant notre lune de miel, quand je m'asseyais parfois au piano, elle se plantait bien derrière moi en serrant sa pauvre jolie tête contre la mienne ; elle jouait avec mes cheveux, elle en torturait les mèches noires.

- Regarde ! – disait-elle violemment et jalousement, en balayant la pile de partitions. – Regarde ici, dans mes yeux, pour jouer du piano !

Après quoi c'est elle qui faisait l'étonnée qu'au lieu de musique il en sortait des baisers fougueux, un tourbillon rythmique dont tôt ou tard je refaisais surface hébété d'ivresse et elle rougissante et songeuse.

C'est dans ces occasions que j'ai commencé à mener de prudentes expériences, et c'est de ces expériences malheureuses que sont sorties ces discussions sans fin qui ont fait un enfer de notre vie.

La forme apparente des discussions était toujours la même.

Comme dans ces moments elle aimait songeusement garder un silence obstiné, et comme derrière ce silence je soupçonnais toujours un sourire caché, voire le plus souvent une réminiscence de son passé, ce qui m'enrageait, habituellement c'est moi qui brisais ce silence.

Quelquefois toute douceur et bienveillance, j'abordais un sujet lointain, des gens, des villes, mes pensées, des souvenirs ou des projets.

Alors, dès qu'elle remarquait que j'essayais de sortir la conversation du cercle restreint de l'immédiat, elle devenait brusquement dure et sarcastique, elle me raccrochait au concret, elle ne tolérait aucune sorte de sens figuré.

Si par contre je voulais creuser le sujet, l'interroger pour en extraire l'élément étranger, éplucher ses couches successives, elle se refermait tout d'un coup, devenait songeuse, insaisissable.

En général il était impossible d'harmoniser nos humeurs. Si j'étais gai, vif et alerte, elle devenait triste et morose. Si je me laissais aller elle prenait un air martial, d'un coup tout ce dont elle ne voulait pas parler à d'autres occasions lui revenait à l'esprit, elle voulait polémiquer, elle me poussait dans des contradictions.

Au début je croyais que nos goûts différaient pour les plats, les habits, les gens – je pensais qu'on finirait par se rencontrer. Plus tard il s'est avéré que les contradictions allaient en s'approfondissant, j'ai surpris Arabella se détournant de certaines choses qu'à l'origine elle aimait au moment où elle apprenait que par hasard je les aimais également.

Avec le temps même nos baisers furent gâchés par ces contradictions.

La flèche du mot lancé deux jours, un jour, une heure plus tôt persiste. Au demeurant elle avait pris des habitudes bizarres. Elle s'est mise à retrouver des particularités de mon psychisme dans mes habitudes corporelles et à m'en avertir. Cela m'a fait un effet terrifiant. Elle a déclaré que ma façon de manger la salade rappelait de façon manifeste ma prise de position à propos d'une certaine question. Ou qu'il était très naturel qu'une de ses amies me déplût : un homme qui ôte en même temps sa veste et son gilet ne peut pas apprécier ce genre de femme. Ainsi de suite. Un jour que je m'apprêtais à l'étreindre elle m'a repoussé, et elle a expliqué ultérieurement que mon geste lui avait rappelé un tableau que j'avais admiré à Venise mais qu'elle avait trouvé déplaisant.

Elle a gâché les plus beaux instants de ma passion sensuelle et de ma flamme, pourtant il n'y avait rien à redire de ma qualité virile. Je l'ai quand même plusieurs fois surprise les yeux  étincelants de froideur et d'ironie pendant que ses lèvres fondaient de plaisir sous mes baisers ; à d'autres moments pendant que je baisais ses paupières elle affichait un sourire sarcastique et sournois.

Ainsi ont commencé nos méchantes et vilaines querelles.

Je ne voulais pas céder sur ma dignité, et elle ne cédait pas non plus. Je la désirais les dents serrées et peut-être me désirait-elle aussi, mais nous en avions honte l'un devant l'autre et nous détournions la tête. Un jour, une nuit d'été, au fond d'un jardin obscur nous étions presque heureux… Mais lorsque la lumière est revenue j'ai observé son visage, il était si étrange, étranger, que j'ai eu du mal à dissimuler ma surprise… Elle l'a remarqué, et comme elle le faisait dans ces cas-là, elle s'est soudain levée pour me regarder de haut.

Alors j'ai compris que son visage m'était antipathique et qu'il m'était antipathique depuis le début.

 

VI

 

La veille nous étions chez des amis.

Au demeurant, à de telles occasions je rentrais toujours chez moi exaspéré, la mort dans l'âme, blessé dans mon amour-propre.

D'ordinaire le mal débutait dans la rue.

J'avais beau essayer de mener une conversation dépourvue de parti pris, de marcher d'un pas léger à ses côtés. Pensez-vous, une femme qui me dépasse de toute une tête ! Et qui plus est, un phénomène aussi voyant, ce qu'était Arabella à cette époque-là.

- Attends, je vais voir – m'a-t-elle dit un jour que je n'arrivais pas à déchiffrer l'inscription d'une affiche en hauteur sur une colonne, en m'écartant d'un geste négligent, naturel.

Au théâtre, au champ de courses, dans une foule, en regardant par-dessus ma tête elle me décrivait tranquillement les événements que je n'étais pas en mesure de voir, comme un périscope ou un adulte parlant vers le bas à un enfant.

L'impression qu'elle connaissait et voyait toute sorte de choses, d'objets, de gens que je ne connaissais pas et que je ne pourrais apercevoir un instant que si je me mettais sur la pointe des pieds ou en sautant, s'est mise à m'envahir définitivement.

En compagnie d'hommes de très grande taille elle semblait très à l'aise. Ces hommes-là étaient ensuite ostensiblement courtois et prévenants avec moi, mais leur courtoisie me blessait, je n'arrivais pas à me faire à l'idée qu'elle s'adressait à mon nom et à mon rang d'artiste reconnu. Un jour un parent jovial de province m'a dit sans ambages, après avoir longuement hoché la tête : elle n'est pas faite pour toi cette grande perche, elle a trop poussé la chère enfant. Pour lui répondre j'ai ri jaune et je lui ai cité l'anecdote sur un certain monsieur allemand nommé Mayer et sa belle canne à pommeau d'ivoire. Belle canne, Monsieur Mayer, le congratulait son ami, mais on dirait qu'elle est un peu trop longue. Trop longue en effet, acquiesce Monsieur Mayer. Pourquoi ne la faites-vous pas raccourcir ? Je ne suis pas assez fou pour faire couper un si beau pommeau d'ivoire ! Dieu m'en garde, ce n'est pas ce que je voulais dire… Mais peut-être en bas… En bas ? En bas elle n'est pas trop longue, répond Monsieur Mayer avec flegme.

Arabella a énormément apprécié cette blague, elle a été prise d'un long fou rire. En général elle aimait les allusions directes, elle s'y était habituée au temps de son premier mari, l'industriel.

Elle ne se doutait pas alors du processus fatal que ce rire a entraîné quelque part dans les profondeurs de ma conscience, où résident nos instincts archaïques. Et moi-même, comment m'en serais-je douté.

 

À cette soirée, dès le début je me suis senti mal à l'aise. Mes meilleurs amis n'étaient pas venus, en revanche un peintre que je n'ai jamais pu encaisser, un ancien soupirant d'Arabella qui jadis avait peint toute une série de portraits d'elle, était là. C'était un de ceux dont je soupçonnais avec de bonnes raisons qu'ils avaient irrémédiablement perverti la vision d'Arabella sur elle-même, sur le monde et principalement sur les hommes, en me la rendant inutilisable. Une de ces vermines, comme je les appelais en moi-même, dont je retrouvais la trace dans la chair du fruit désiré lorsque goulûment et avidement j'y mordais avec la foi d'un enfant, m'imaginant que Dieu l'avait créé pour moi. Curieusement en Arabella c'est son visage qui me plaisait le moins et pourtant c'était l'unique partie de son corps dont j'étais jaloux. Je ne me suis jamais inquiété pour ses profonds décolletés, ses jupes frôlant les genoux, ses tenues de bain, en revanche son visage, si j'avais pu, je l'aurais volontiers caché aux yeux masculins sous un tchador, à la manière d'un potentat arabe et propriétaire de harem.

 

Pour ne pas être obligé de participer à la conversation j'ai préféré m'asseoir au piano.

Mais ça marchait mal, j'étais contracté, je sentais constamment le regard ironique d'Arabella dans mon dos et petit à petit le  monde s'assombrissait devant moi.

Une impression étrange s'est emparée de moi.

Pour la première fois j'ai ressenti cette sorte d'impuissance désespérée qui monte dans le psychisme des hommes même les mieux trempés, la quarantaine dépassée, l'éveil foudroyant et libérateur à leur nullité et à leur impéritie. Les sons dégagés par mes doigts retombaient sur ma tête comme autant de coups de marteaux, chaque son disait la même chose : tu n'es rien, tu n'es rien face au Destin ! Tu es un jouet, tu es une plume entre les mains du sort, que veux-tu, que cherches-tu ? Laisse-toi aller, fais-toi à l'idée de l'immuable ! Décontracte-toi, laisse courir tes doigts sur les touches – quel imbécile tu fus ! Incapable de créer le moindre brin d'herbe, tu voulais former une âme à ton image, massacreur blasphématoire !

C'était un sentiment accablant, mortel mais en même temps apaisant comme la mort elle-même. Il était bon de décider de ne plus me contracter, de ne plus résister ni aux coups extérieurs, ni aux emportements intérieurs ; que viennent les uns et qu'ils m'écrasent, que débordent les autres et qu'ils me noient, je ne m'y opposerai plus. Je livre mon corps et mon âme à des forces plus puissantes que moi, qu'elles s'en servent, qu'elles les submergent, qu'elles agissent, qu'elles se partagent mes dépouilles.

C'est dans l'ivresse solennelle de ce sentiment lugubre que s'est passé tout ce qui s'est passé cette nuit-là.

 

VII

 

Dans la voiture, en rentrant à la maison, l'orage n'a pas tardé à éclater.

C'est elle qui m'est rentré dedans. Une fois de plus j'avais été impossible, renfrogné et orgueilleux, au-delà de tout, elle avait honte pour moi. De toute façon les gens savent déjà que nous vivons comme chien et chat. Disons, comme lion et girafe, ai-je objecté ironiquement. Elle m'a regardé méchamment, elle s'est étirée. Disons plutôt, comme pouliche et hérisson, a-t-elle corrigé.

J'étais d'accord avec le hérisson mais à la place de la pouliche j'ai suggéré un échalas, ensuite un placard à balais, éventuellement un poteau télégraphique crépitant d'étincelles. Tout cela aurait été très gentil si Arabella n'avait pris un tournant osé et cherché des arguments hors de propos : c'est bizarre, si elle est un échalas, pourquoi lui a-t-on proposé pas plus tard que ce matin un rôle dans un film ? C'est peut-être un film fantastique qui se prépare, de science-fiction, avec des fourmis et des vers de terre, ai-je lancé négligemment, mais j'ai senti que ça s'est mis à bouillonner dans mon for intérieur.

La chose s'est poursuivie à la maison avec moins de bonhomie.

Elle a commencé à me lancer des choses diaboliquement méchantes, je ne sais pas où elle était allée les chercher. Elle a lacéré les cordes les plus sensibles de mes nerfs, elle a tisonné mes souvenirs les plus immondes. Au début je me suis contenté de démonter chacune de ses allusions : d'où elle provenait, de qui elle les tenait. À propos de ses derniers arguments j'ai carrément démontré qu'elle les avait volés dans mon arsenal, qu'elle me tuait avec mes propres armes.

Je ne sais plus lequel de nous a soulevé l'idée d'une rupture immédiate. Elle l'a saisie au vol, elle a déclaré qu'elle allait faire sa valise et elle s'y est mise. Elle a déclaré qu'elle ne m'avait jamais aimé un seul instant. J'ai haussé les épaules et me suis mis au piano. Plus tard elle s'est allongée sur le lit en pyjama.

Je ne cesse pas d'avoir le soupçon que le choix de cette position était délibéré. De l'endroit où je me tenais assis je ne pouvais voir que ses jambes : elle en a ramené une sous elle, laissé pendre l'autre sur le bord du lit. Je m'efforçais de me concentrer sur les touches, mais le sang me montait lentement  la tête.

Là, elle m'a dit quelque chose d'innocent et de gentil, elle a évoqué quelque chose ou quelqu'un, sous un certain angle, j'ai de bonnes raisons de ne pas dévoiler l'identité de cette personne, un homme en vue de notre entourage qui saurait aussitôt de quoi il retourne. Tout ce que je peux dire ici c'est que dans les trois mots qu'elle a proférés en toute conscience, était concentrée une sentence engageant toute ma carrière, toute ma vie – moralement en même temps une menace mortelle.

 

Je me suis levé et lentement je me suis approché du lit.

Elle me regardait en souriant, pleine de défi, droit dans les yeux.

- Écoutez, Arabella… - ai-je essayé, mais des crampes m'étouffaient la gorge.

- Alors ? – a-t-elle dit agressivement.

Pas un son ne pouvait quitter ma gorge.

- Évidemment, si vous ne me regardez pas en face…

J'ai pâli. J'ai râlé.

Arabella

- Qu'est-ce que vous dites ? Je ne comprends pas ! Un peu plus fort… Ou peut-être devrais-je me baisser ?

C'est alors que je me suis jeté sur elle.

C'est sa gorge que j'ai attrapée. Le temps d'un éclair j'ai cru que je ne faisais que plaisanter, pour lui faire peur, je ne tarderais pas à la lâcher. J'ai même rigolé, gauchement.

Mais il s'est passé quelque chose de bizarre.

Arabella a commencé à se débattre, elle s'est lancée sur le côté mais la tête n'a pas assez suivi le corps dans sa rotation, et sa main n'a pas tiré sur la mienne. En même temps il m'a semblé entendre un petit craquement, comme un grincement. Comme elle était couchée à plat ventre, j'ai voulu la retourner, j'ai lâché le cou et je l'ai attrapée par les tempes.

Le corps n'a pas bougé mais la tête est venue, d'abord un peu difficilement, puis très aisément.

Je l'ai un peu dévissée à la manière du capuchon d'un flacon de médicament.

Le corps a été pris d'un soubresaut comme un serpent. Ce soubresaut, je l'affirme fermement, était celui d'un lézard maladroitement saisi avant de lâcher lui-même sa queue dans la poigne étonnée avant de déguerpir allègrement et aisément dans l'herbe.

Très peu de sang rosâtre, ou plutôt une sécrétion aqueuse suintait, séchant presque aussitôt.

La tête m'est restée entre les mains, le corps a roulé devant le lit.

Le tout n'a pas duré une demi-minute.

Poussant un singulier cri aigu d'enfant, j'ai foncé hors de la chambre à travers la salle à manger, puis retourné dans la chambre par la porte ouverte.

J'étais à tel point hors de moi qu'au premier instant je n'ai pas reconnu le visage qui m'a été renvoyé par le grand miroir de la cheminée quand je suis passé devant. C'est dans le même miroir que j'ai réalisé que je tenais toujours la tête d'Arabella dans ma main gauche, par les cheveux, pendant que je courais de gauche et de droite.

J'ai vite jeté un regard autour de moi, j'ai vu que le tiroir inférieur de la bibliothèque était ouvert. J'ai fait rouler la tête dedans et refermé le tiroir avec le pied.

Puis j'ai titubé un peu, avant de m'affaler tout de mon long sur mon lit, habillé, inconscient.

 

VIII

 

Quelqu'un m'arrache mes chaussures, oui, il me retire ma veste prudemment, m'enfile mon pyjama, puis me recouche, même me couvre. Pendant ce temps pointe entre les stores la lumière bleuâtre du petit jour, ou plutôt je le sens à travers mes cils, volontairement je n'ouvre pas les yeux, je suis endormi et paresseux, je me laisse déshabiller, couvrir – ce doit être ma mère, me dis-je en pleurnichant avec délicatesse et volupté, ou la vieille Rozi, celle de mon enfance.

Je palpite quelques minutes sous la bonne couverture bien chaude, les yeux fermés. J'entends ensuite les pas de la même personne près de mon lit, sur la pointe des pieds : le tintement d'une tasse à café sur sa soucoupe, je sens l'odeur d'un croissant au beurre.

Les yeux toujours fermés, je sors les bras de dessous la couette.

Deux bras enlacent aussitôt mon cou, deux seins doux reposent sur mes joues.

Elle arrange mon oreiller, elle s'assoit près de ma tête à côté de l'oreiller. Je pose ma tête sur son giron et je gémis imperceptiblement comme un coupable.

Arabella

Elle me caresse le front pour me rassurer.

Elle porte la même robe de chambre qu'hier soir… J'observe ses bras, ses hanches, je tarde à me décider à lever le regard… Je le lève, lentement, prudemment…

Un châle de soie bleue est jeté sur ses épaules.

Par une brillante idée de l'inventivité féminine elle a noué ce châle en une espèce de bouquet dans lequel elle a piqué une grande rose rouge. Ce bouquet de soie avec la rose est si légèrement et habilement placé dans le cou entre ses deux belles épaules, à l'emplacement même où, hum… où était la tête, qu'au premier instant on a du mal à s'en apercevoir…

Le temps de le remarquer, on s'y est habitué.

 

IX

 

Durant une semaine nous n'avons pas mis les pieds dehors.

Ce fut une semaine merveilleuse, enivrante.

Arabella était pleine d'attentions, de bonté, de don de soi et d'amour.

Lorsque la première fois nous nous sommes placés ensemble devant la glace et, blottie contre mon épaule, l'index levé à l'horizontale, elle m'a prévenu que, de peu, d'un centimètre et demi environ, j'étais plus grand qu'elle, à condition de m'étirer : j'ai été parcouru par une crise de tendresse, d'amour et de respect qui a peut-être même surpassé mon désir amoureux.

Nous avons à peine recouru aux domestiques. La bonne et le valet nous ont servis avec tact et discrétion. Avec la logique de gens simples et débrouillards ils ont traité Arabella qui faisait souvent la cuisine elle-même comme une convalescente sur la voie d'une prompte guérison. J'ai entendu de mes propres oreilles le valet de chambre dire à la bonne que la maîtresse était une dame vraiment belle et raffinée, on pourrait à la rigueur lui pardonner son handicap…

La semaine nous a suffi pour apprendre parfaitement à nous parler, dans un nouveau langage, par gestes et mouvements… Seigneur, comme ceux qui se comprennent ont besoin de peu de mots et de signes !

Nos plus belles heures furent peut-être celles où, fatigué de bonheur et d'amour, je me mettais au piano, et elle, blottie contre moi, transfigurée de tout son corps, les nerfs vibrants, savourait la symphonie que j'avais composée cette semaine-là sur mon amour et sa beauté !…

 

X

 

Notre retour dans la société s'est déroulé avec une relative facilité.

Par prudence, la première fois je me suis présenté seul chez les X… où nous allions le plus souvent. Comme je m'en étais douté, en dix jours ils avaient parfaitement oublié les commérages de la dernière soirée à propos de notre brouille ! Ils m'ont posé des tas de questions sur Arabella comme si nous n'avions jamais cessé d'être au mieux. Je leur ai répondu courtoisement et j'ai ajouté qu'Arabella avait subi une intervention chirurgicale mais qu'elle allait mieux et que prochainement nous paraîtrions de nouveau ensemble. Je n'ai pas parlé de la nature de l'opération sauf au peintre, cause de notre précédent orage mais envers lequel maintenant je ne sentais curieusement aucune colère. Je lui ai donc décrit précautionneusement et à mots couverts la transformation que nos amis devaient prévoir dans l'aspect d'Arabella. Le cœur serré je guettais ses réactions mais à ma grande joie, bien qu'il parût un peu troublé en comprenant de quoi il s'agissait, il n'a pas été trop étonné ou ne l’a pas montré. Il m'a assuré qu'il avait déjà entendu des choses semblables, qu'il y aurait eu plusieurs tentatives en Amérique (en le disant, il l'a manifestement cru lui-même), et qu'il y a des femmes, Arabella en fait partie, qu'une telle… intervention esthétique (il finit par trouver le mot) peut transformer très avantageusement. Entre-temps il s'est passablement animé, il a parlé d'Arabella avec enchantement et m'a demandé la permission de la peindre sous son nouvel aspect. "Vous savez, je pense à quelque chose comme une Vénus de Milo moderne", a-t-il ajouté et moi, je lui ai donné mon consentement sans ombre de jalousie.

Il va sans dire que certains se retournaient derrière nous lorsque nous sommes sortis la première fois dans la rue. Quelqu'un a demandé :

- Mais qu'est-ce que c'est que ça ?

D'autres ont haussé les épaules :

- Encore une nouvelle mode. Il faut toujours que les femmes trouvent quelque chose.

Mais nous avons calmement et dignement poursuivi notre route, et personne ne pouvait contester que nous formions un couple bien assorti.

Nos connaissances, comme si elles avaient conspiré, nous ont accueillis avec énormément de tact. Ils ont louangé la robe d'Arabella, ses chaussures, ils l'ont complimentée en disant que ça lui allait bien, qu'elle "avait un peu minci" comme on dit, et ils lui ont demandé où elle avait fait faire "cet incroyablement coquet ornement au cou". Il y en a eu un qui n'a remarqué absolument aucun changement, il a fallu attirer son attention, il a même répliqué en prétendant que nous nous trompions, qu'Arabella avait toujours été comme ça, ce que j'ai trouvé un peu exagéré.

Les miracles ne durent qu'un moment.

Au bout d'un certain temps ils se sont habitués à nous, aucun ne se souvenait plus de notre état antérieur. Seule une vieille fille désagréable a encore colporté des commérages sur notre compte, une modiste, propriétaire d'un salon où Arabella avait longtemps été une des meilleures clientes, et qui ne recevait plus de commandes de nous pas la nature des choses.

Nos noces se sont déroulées dans l'intimité, sans grand tralala. Arabella portait au cou un merveilleux bouquet de tubéreuses abondamment recouvert d'un voile blanc. On aurait dit un magnifique vase, digne cadre des fleurs à l'odeur grisante.

Nous vivions calmes et heureux, parangons du mariage idéal.

L'autre jour, en rentrant d'une brève sortie, j'ai ouvert la porte en silence. J'ai trouvé Arabella dans la pénombre, devant la bibliothèque. Elle était assise sur le tapis en train de méditer à la lueur du feu de la cheminée. Devant elle le tiroir inférieur ouvert de la bibliothèque (je l'avais complètement oublié, celui-là !) et sur ses genoux, à la manière d'un vieux journal intime ou d'un paquet de lettres, les cheveux défaits… la tête…

Mon cœur s'est serré. J'ai ressenti les frissons d'une vague de compassion, d'émotion, de repentir. Je me suis placé en silence derrière elle. Je me suis penché, j'ai soulevé la tête… et du geste incertain de celui qui rend un cadeau qu'il n'aurait pas mérité… Je l'ai approchée au-dessus de son cou, et je lui ai jeté un regard interrogateur…

En restant assise elle a attrapé mes mains, elle les a attirées sur son cœur. Il y avait dans ce geste bouderie et reproche. Ses mains boudeuses et réprobatrices me demandaient : "tu ne m'aimes donc plus…?"

J'ai relancé la tête dans le tiroir, j'ai orageusement soulevé Arabella contre mon cœur, je l'ai soulevée en l'air.

 

Suite du recueil