Frigyes
Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
Arabella
Je ne suis pas favorable aux
méthodes modernes d'analyse psychologique, je l'avoue. Je ressens une
certaine impatience quand on essaye de me les appliquer, sans pour autant
prétendre que ma vie psychique serait parfaitement équilibrée.
Loin de là, mais être équilibré et être normal
ne vont pas forcément de pair à mon humble avis (certaines
maladies peuvent se répandre via l'environnement et l'esprit d'une
époque mais de façon tellement large que précisément
dans cet environnement et pour l'esprit de cette époque c'est la maladie
qui compte pour la norme), par conséquent sans vouloir me vanter
d'être équilibré et sain d'esprit, j'ose affirmer que mes
désirs, mes besoins, mes goûts, toute ma vision du monde sont
parfaitement conformes à ceux de quatre-vingt-dix-neuf personnes sur
cent. En matière de politique, littérature, sport, morale, ce qui
me plaît est toujours ce qui a du succès, donc ce qui exprime le
goût général. Si le soir de la générale une
pièce de théâtre me plaît, on peut mettre sa main
à couper qu'elle restera à l'affiche jusqu'à la
centième.
Ce n'est pas du tout pour me
justifier que je soulève cette question ; d'autres à ma
place auraient sans doute fait de même. À mon sens l'inertie est
une des propriétés les plus communes de la nature humaine ;
selon mon expérience la plupart des sentences morales ne sont pas
dictées par la reconnaissance de conséquences de mauvaises
actions mais par la répugnance à l'action ou la mauvaise
conscience ressentie après une occasion d'agir manquée. Celui qui
agit veut toujours bien faire soit pour lui-même, soit pour autrui ; dans
tous les cas il commet quelque chose de plus considérable que le penseur
même le plus éminent. C'est ce qui explique qu'on lise plus de
romans d'aventure que d'ouvrages de philosophie. Sur la table où je suis
en train d'écrire traîne une feuille de journal. Au recto on peut
lire en lettres minuscules le court éloge d'une théorie
révolutionnaire par un prix Nobel des sciences, au verso sur toute une
colonne sous un gros titre le compte rendu du procès d'un drame de la
jalousie avec un revolver. Le lecteur, le public et le juge épanchent
leur intérêt, leur curiosité sur le héros au
revolver. Celui-ci a perpétré son acte, il a déjà
agi, il peut enfin dire quelque chose sur le sujet qui nous préoccupe le
plus, que nous craignons le plus, auquel nous aspirons le plus. Il est en
mesure de nous le raconter, il peut nous décrire l'empire devant lequel
Kant et Socrate ou nous-mêmes, le commun des mortels, ne faisons que
trépigner. Il peut nous apporter des nouvelles sur ce qui se passe de
l'autre côté, à la charnière de deux mondes,
au-delà de l'action dont toute théorie et toute
spéculation ne sont que les prolégomènes.
Ou leur explication a posteriori.
Ils sont ridicules, les gens,
avec leurs sentences morales. Ils confondent le sentiment avec les faits qui en
découlent. Lorsqu'une action a été couronnée de
succès (elle a donné exactement le résultat que l'acteur
escomptait) ils qualifient cette action de bonne et ils en découvrent a
posteriori la motivation logique et prévoyante. Or évidemment il
est possible de prononcer une sentence morale sur toute chose sauf sur ce qui a
eu lieu. Ceci a une explication très simple. La pensée, le
désir et l'intention sont des choses réversibles, modifiables et
substituables – il m’est possible de penser et vouloir autre
chose que ce que je pense et ce que je veux ; mais quant à
l'action, une seule chose peut avoir lieu au même moment et au même
endroit (dans l'espace des événements, c'est-à-dire dans
l'espace temporel c'est ce que nous pourrions appeler la loi de
l'impénétrabilité du temps), par conséquent je n'ai
pas d'échelle véritable pour savoir si l'action qui a eu lieu
était oui ou non correcte et bonne, vu que je ne dispose pas de la
preuve (en vue de contre épreuve) : ce qui se serait passé
si cela s'était passé autrement. Je tue, je fais cesser, je
transforme, je crée quelque chose ou quelqu'un, sans jamais pouvoir
apprendre avec certitude (et ici nulle analogie n'est d'aucun secours vu que,
précisément par la nature pérenne, irréversible du
temps, tout événement est un tout en soi, il est un
phénomène identique à aucun autre et qui ne se
répète jamais), ni par ses préalables ni par ses conséquences,
si j'ai bien fait ou si j'ai mal fait, puisque je ne saurai jamais ce qui
aurait pu se produire à la place de ce qui s'est produit, avec ou sans
moi, si ceci aurait été pire ou meilleur ; si
l'événement que j'ai empêché de se produire ou dont
j'ai favorisé l'occurrence n'aurait pas fini par devenir source de nouvelles
catastrophes ou de nouvelles joies.
En fait, la relativité de
toute éthique est la loi et en même temps l’explication des
deux différents types d’hommes : d’une part la
majorité éternellement hésitante, incapable d’agir,
et d’autre part les quelques rares mains et cœurs constructeurs ou
destructeurs. Les uns sont incapables de faire quoi que ce soit parce
qu’ils ne cessent de comparer deux éventualités
différentes, dans la pratique jamais compatibles, tandis que les autres
(les plus modestes, même si cela paraît étrange !)
renoncent d’emblée à ce que les événements,
découlant de leur action, justifient a posteriori leur intelligence,
leur courage, ou leur morale : ils se contentent d’être
éléments de l’existence vivante et dynamique qui les a
créés et qui a daigné les destiner à devenir source
de nouveaux phénomènes et de nouveaux événements.
Personnellement, je
soupçonne – comme cela perce dans la réflexion ci-dessus
– que je flotte quelque part entre ces deux types.
J’ai en moi quelque chose
des deux, aujourd’hui c’est une évidence, mais à
l’époque où j’ai fait la connaissance d’Arabella, la nature la plus agissante et volontaire de mon
caractère dominait, en fait plutôt les instincts que les
sentiments.
Et plus précisément
les "instincts brutaux" – tout au moins c'est ainsi qu'on
désignait généralement l'attirance physique, même si
je ne peux pas être d'accord qu'il faille qualifier un instinct de brutal
simplement parce qu'il est répandu.
Toujours est-il qu'il est
significatif que ce sont ses jambes que j’ai aperçues en premier
lieu.
Significatif, oui, mais pas
surprenant.
Au milieu du siècle
précédent j'aurais probablement regardé d'abord son
visage, simplement parce qu'en ce temps-là c'est sur cette partie de
leur corps que les dames concentraient le regard des hommes. Il me semble vous
avoir déjà déclaré que mes goûts sont
conformes à ceux de mon époque.
Poursuivez, maestro, dit la
maîtresse de maison lorsque par distraction je me suis
arrêté un instant, constatant que de nouveaux visiteurs
soulevaient, doucement et sur la pointe des pieds, le rideau qui maintenait une
lumière d'ambiance dans la pièce.
- Poursuivez tranquillement,
on verra… Bonjour, Ernő. Assieds-toi
ici, Bella, écoute la musique…
Je n'ai pas repris au même
endroit, j'ai entamé un autre mouvement, en demandant pardon en mon
âme à l'esprit de Mendelssohn de mettre plus en valeur
l'instrument que son chef-d'œuvre. Mais le piano était
effectivement excellent et dans tout l'auditoire, je pense que c'est moi
qu'enchantait le plus ma "technique particulière". Ce critique
russe avait raison, cette idée m'a traversé l'esprit, une
technique diabolique… Et j'admirais moi-même comme
sidéré la danse de mes mains sur les touches…
Oui, la technique.
Encore que, qui sait…
Et c'est là que j'ai
compris que depuis quelques minutes déjà je n'observais plus mes
mains mais les deux jambes d'une nouvelle visiteuse, depuis les genoux, dans le
grand fauteuil mauve où elle avait doucement pris place. Je ne pouvais
pas en voir davantage, elle était dans l'obscurité, et moi je ne
pouvais pas tellement lever mon regard.
Des jambes pas très
à la mode, il est vrai, mais on pouvait sentir à l'aveugle que
c'était au sens le plus archaïque du terme les membres d'une femme
d'une beauté parfaite. Les chevilles n'étaient que relativement
fines sans être chétives, les deux lignes des mollets en forme de
luth dans ses bas translucides, gris indigo, introduisant les monticules quasi
impérativement convexes des pieds, évoquaient les amphores
égyptiennes. Chargés de quel breuvage de sang mystérieux,
enivrant, ces vasques étaient-elles si lourdes ?
Dès lors mes doigts glissèrent
avec aisance sur les touches, tantôt à la volée,
tantôt animés de prudentes caresses, tantôt
passionnément appuyés, les empoignant, les faisant céder
sous la pression puis sauter souplement, comme pour tâter des chevilles
finement dessinées, allègrement et légèrement, avec
un art espiègle, comme pour plaisanter, veillant à ne surtout pas
trahir l'intention sournoise, avide et terriblement sérieuse de mon
cœur qui déjà battait la chamade : ne pas
m'arrêter aux chevilles et aux touches ; désir et art
s'entremêlaient et j'ai eu un instant le sentiment de me trouver très
loin à l'intérieur de l'instrument : je pourrais maintenant poursuivre
ce mouvement au-delà des touches, en m'immergeant dans le piano, en
saisissant directement les cordes nues de la lyre, ancêtre et substance
secrète de tous les pianos.
(Je remarque accessoirement que
j'ai toujours su que mon véritable instrument aurait dû être
le violon ; c'est un pur hasard si je suis devenu pianiste virtuose.)
Tant pis, peu importe. J'ai une
fois de plus remporté un vif succès, des applaudissements
orageux, et faisant le modeste, j'ai regardé autour de moi, pris de
vertige.
Mais le fauteuil mauve
était vide, la dame nommée Bella avait dû s'échapper
subrepticement de la salle. Elle avait peut-être eu un
pressentiment ou, peut-être même, avait-elle capté mon
regard indécent.
J'ai eu honte et je n'ai pas
osé demander qui elle était à la maîtresse de la
maison.
Pourtant, si j'y pense, je
n'avais aucune raison d'avoir honte. Soyons francs entre nous, hommes adultes
d'âge mûr, ayant dépassé les brumeux mystères
de nos premières amours. Le premier… je ne dis pas. Là, les
traits du visage, le regard et l'expression jouent le rôle
décisif… C’est pourquoi l'image de notre premier amour se
grave en nous sous la forme d'un souvenir éthéré, presque
incorporel… Mais plus tard !
Connaissez-vous le jeu
photographique de Galton ? On superpose la projection de photos, des
portraits de profil d'une vingtaine ou une trentaine d'hommes ou de femmes
exerçant la même profession. Il en sort une image un peu floue
appelée Psyché sur laquelle ce qui est caractéristique
chez ce type de personnes ressort avec des lignes plus nettes, plus fermes, le
reste se disperse et se perd. Eh bien, si nous lançons un tel regard
parmi nos souvenirs et repensons aux femmes que nous avons rencontrées
ou auxquelles nous avons rêvé, avouons-le, la projection mentale
de la Femme Idéale fait ressortir une silhouette nue sur
laquelle on reconnaît nettement et fermement les épaules, les
seins, les hanches et les jambes, tandis que le visage, la tête, sont
complètement effacés, disparus, devenus une tache grise ; au
fond de la chambre noire de notre âme brille une femme sans tête.
Et, après tout, personne
ne me croirait, n'est-ce pas, je n'ai d'ailleurs jamais prétendu
même à Bella qu'elle était mon premier amour. Que moi, je
n'aie pas été le premier dans sa vie, c'est… mais laissons !
Le très honoré (de loin, du plus loin qu'il soit possible) et
très estimé grand poète, le lauréat L.G., qui le
premier a possédé le cœur d'Arabella est
un admirateur poli et courtois de ma modeste contribution artistique (tout au
moins c'est ce qui ressort de ses déclarations publiques) autant que moi
de la sienne. La seule différence entre nous deux est que moi
je sais que je ne connais rien à la grande poésie alors que lui,
il pense qu'il est compétent en musique.
Lui, il le pense. En
revanche Arabella ne s'intéressait
simplement pas du tout à la musique. J'en suis sûr,
ça ne l'a jamais intéressée, pas une minute, ni autrefois
ni maintenant que…
Et j'affirme que ça ne me
faisait ni chaud ni froid, au contraire, au début c'est ce qui me
convenait le mieux. Cela ne nécessite pas de démonstration
approfondie. Tout homme doué d'un talent particulier a horreur de
l'idée d'avoir séduit par ce talent la belle femme qui lui
plaît en tant qu'homme. L'homme riche aimerait l'emporter par son esprit,
l'homme génial par son élégance, le bellâtre par son
âme raffinée. Le fait qu’Arabella ne
soit pas mélomane m'a plutôt attiré que refroidi.
Je n'ai par contre pas
apprécié qu'elle n’ait pas suffisamment contesté ce
fait. Ou plutôt…
Nous avons fait connaissance une
semaine plus tard.
À la soirée elle
était assise près de Csehniczky,
ils jouaient au bridge, deux messieurs, deux dames. Me permettez-vous de vous
regarder jouer ? – ai-je demandé poliment. Mets-toi à
côté de moi, m'a dit Csehniczky. Je
connaissais une des dames, l'autre a acquiescé rapidement, mais comme
avec un sourire ironique et raffiné quand, me penchant par-dessus la
table, je me suis présenté. Un visage beau, un peu trop bien
dessiné, une bouche que l'on aurait dite "encastrée"
non peinte sur la figure comme chez la plupart des femmes (un effet
plutôt sculptural que pictural), un front haut, des sourcils
arqués et quelques autres accessoires d'une belle femme – rien de
particulier par ailleurs, sauf qu'elle me rappelait quelque chose plus que
quelqu'un, mais que je n'arrivais pas à remémorer. Toujours
est-il que j'ai été pris d'une inquiétude et que cette
inquiétude allait croissant. Qu'est que ça pouvait bien être ?
J'ai senti qu'il m'était impossible de partir, je devais absolument
savoir qui elle était, et le plus étrange était que cette
incertitude n'a pas diminué lorsque je l'ai enfin identifiée dans
mon esprit : Arabella D., la veuve
d'un industriel ; son nom avait couru avec celui d'un illustre
écrivain durant des années. J'essayais de temps à autre de
lui voler un regard et parfois elle a bien levé sur moi des yeux
légèrement souriants, mais on ne peut pas dire que le
mystère s'en est trouvé éclairci – comme
à un bal masqué, j'essayais de pénétrer
derrière ces yeux et cette bouche, par-dessus ou par-dessous, avec
l'impatience de celui qui veut absolument savoir, qui ne s’en laisse pas
conter.
À ce moment-là elle
a laissé tomber sa craie et moi je l'ai distraitement ramassée
avec le geste étourdi du disciple du fameux professeur Hatvani. Et j'ai failli pousser un cri.
Le fauteuil mauve… Les deux
mollets en forme de lyre…
C'était bien elle, je l'ai
immédiatement reconnue.
Après la partie de bridge
elle est encore restée assise et nous avons bavardé pendant une
demi-heure.
C'est elle qui a mis sur le tapis
mon apparition en société la semaine précédente.
Elle parlait avec reconnaissance, mais sans engouement particulier de ma
symphonie intitulée "La naissance de Pan" que j'avais présentée ce soir-là dans ce
cercle intime.
C'est alors que j'ai parlé
de musique avec Arabella pour la
première et la dernière fois.
Bien sûr seulement des
généralités, comme je le fais d'habitude. Ce que
représente pour moi le monde des sons, ce que je pense et ce que je
soupçonne de la problématique de l'art dans sa globalité,
ce à quoi il peut servir, sa provenance, ses tendances,
l'énormité de la distance à laquelle il se trouve de la
réalité et pourtant à quel point il est incommensurablement
plus vrai et plus réel, pour ainsi dire plus tangible et plus sensuel
que toute sensation physique… Non par l'harmonie, évidemment, ce
qui n'est rien, mais plutôt la mélodie, ce glorieux éveil
à la lumière et à la gloire et au matin où elle prend
un sens, une conséquence, une force créatrice cent millions de
fois plus clairs et plus logiques le jour où nous la ressentons
vraiment, plus qu'ici, dans notre obscur brouillard onirique
déliquescent et moite appelé monde réel, plus que les mots
craquants, bruyants…
J'ai disserté de tout cela
avec brio et élégance mais sans lever la tête, d'ailleurs
c'est pour cette raison que je ne me suis pas arrêté là
où j'aurais dû. Je chuchotais, la tête penchée en
avant, convaincu qu'elle comprenait, qu'elle saisissait et ressentait
parfaitement chacune de mes paroles, autrement dit qu'elle en comprenait
infiniment plus que moi-même qui ne m'efforçais pas outre mesure
de rentrer dans mon sujet, comptant sur elle, anticipant que ce qu'elle
entendait pénétrait dans ses nerfs et son imagination,
s'amplifiait et les emplissait d'images et de souvenirs anciens comme on
raconte une histoire à des enfants. Je ne pouvais pas l'imaginer
autrement puisque je ne faisais qu'observer ses gestes, or ses gestes réagissaient
à la perfection. La douce inclinaison des genoux buvait
goulûment mon discours, les hanches sveltes s'élançaient et
retombaient avec compréhension selon l'intonation de ma voix qui
s'élevait ou baissait. La poitrine haletait et frémissait
à chaque mot, le dessin pulsatile du cou et des épaules donnait
raison à tous les caprices de mes pensées singulières.
Et c'est au moment où je
me suis tu, modestement comme sur le podium après un brillant accord
final, escomptant les applaudissements, que la double surprise m'a
écrasé de tout son poids.
Après un bref silence elle
a dit, gentiment, simplement, fermement.
- C'est très
intéressant votre façon de voir le sens de la musique, mais moi
je vois la chose autrement.
En même temps elle s'est
levée de toute sa longueur, et quand moi aussi je me suis
mécaniquement déplié, j'ai failli retomber sur ma chaise
d'effarement.
Arabella était
plus grande que moi de toute une tête.
Je ne sais pas comment vous faire
comprendre. Je ne suis pas petit de taille, ni grand, et il advient qu'une
femme soit plus grande que moi. Mais il se trouve que la tête d'Arabella commençait exactement au niveau
où la mienne, chevelure comprise, se terminait.
Ça, je ne l'avais pas
prévu.
Et on aurait dit qu'à ce
moment cette différence physique entre nous était organiquement
liée à une différence de principe ou d'attitude, ou de
raisonnement, ou de Dieu sait quelle différence à laquelle en se
levant elle avait donné expression, comme accentuant cette
différence.
Comme si elle avait dit :
pardon, il se peut qu'en bas, au ras du sol les choses prennent cette
apparence, mais ici en haut, à mon niveau, le monde revêt tout de
même un autre aspect.
J'ai évidemment
essayé de me comporter comme n'importe qui à ma place, me dire
que la différence entre nous était l'œuvre du hasard
grossier, et qu'en ce qui nous concernait elle ne jouait qu'un rôle tout
à fait minime à ne même pas remarquer et qui ne pourrait
nullement infléchir la nature de nos relations psychiques ou intellectuelles
ni même la potentialité que nous représentions l'un pour
l'autre en tant qu'homme et femme. Je me suis balancé
négligemment sur mes talons, les mains plongées dans les poches,
et j'ai poursuivi la conversation tout en adressant mes paroles à son
cou et à ses épaules afin de ne pas être ridiculement
obligé de lever le regard.
- La chose autrement ?
– ai-je dit avec étonnement. – J'ai cru m'être
exprimé avec suffisamment de prudence et de circonspection, laissant une
large place à la contradiction… Qu'entendez-vous par autrement ?
Elle a haussé les
épaules.
- Je ne sais pas. C'est peu
probable.
- À votre
aise…, ai-je souri gentiment, ce n'était en réalité
que divagations… Mais si vous pensez que je n'ai pas raison… Je
serai sincèrement intéressé par votre façon de voir.
- Ma façon ? Je
n'en ai pas. Je n'en ai aucune. Je n'ai même jamais pensé qu'on
pouvait en avoir une, et à quoi elle pouvait bien servir.
- Dans ce cas…
excusez-moi… sur quoi vous basez-vous quand vous affirmez que moi qui ai
tout de même formulé une certaine vision… Que ma conception
serait fausse ?
- Je me base sur ce
que vous-même ne l'avez pas prise au sérieux, vous
auriez seulement souhaité que moi je la prenne au sérieux et que
je vous croie.
J'ai dû rire. Dans le fond
elle avait raison, mais je n'aimais pas qu'elle me le lance crûment
à la figure. J'ai déjà évoqué plus haut que
je n'aime pas cette méthode d'analyse psychologique à la mode qui
ne tend qu'à exprimer un fâcheux et indiscret dénigrement
de ces mensonges féconds et inspirés (je l'admets) qui nourrissent
notre amour-propre. Dans son excès de zèle destructeur elle jette
le bébé avec l'eau du bain, cette stimulante force salutaire de
la partialité envers nous-même, condition indispensable pour nous
retrouver dans le monde extérieur.
Plus tard, durant les premiers
mois de ma liaison avec Arabella, cette habitude
qu'elle avait ne me dérangeait plus. J'ai compris que cette habitude lui
venait de l'Esprit Illustre, c'est lui qui lui avait appris cette attitude
supérieure et cette ironie.
Au début, aux jours de
l'amour et de l'adoration, j'espérais pouvoir desquamer petit à
petit dans son âme toutes ces couches qui, aux périodes
différentes de sa vie sinon orageuse, du moins aventureuse,
lui avaient été portées par des hommes
différents. Je les éplucherais et j'essaierais de former à
mon image la substance plus douce ainsi exhumée : c'est en ce
temps-là, précisément sous le choc de l'émotion de
mon amour débutant, que j'ai commencé à me construire
l'idée que mon image serait la forme authentique, vraie, la norme de
l'homme juste et bon façonné à l'image de Dieu ;
j'aurais par conséquent le droit de rendre mes congénères
semblables à moi, de répandre le sceau imprimé sur mon
front.
J'ai dû rapidement me
rendre compte par le truchement de la musique que ça ne marcherait pas.
Non, elle n'aimait pas la
musique.
Pendant notre lune de miel, quand
je m'asseyais parfois au piano, elle se plantait bien derrière moi en
serrant sa pauvre jolie tête contre la mienne ; elle jouait avec mes
cheveux, elle en torturait les mèches noires.
- Regarde ! –
disait-elle violemment et jalousement, en balayant la pile de partitions.
– Regarde ici, dans mes yeux, pour jouer du piano !
Après quoi c'est elle qui
faisait l'étonnée qu'au lieu de musique il en sortait des baisers
fougueux, un tourbillon rythmique dont tôt ou tard je refaisais surface
hébété d'ivresse et elle rougissante et songeuse.
C'est dans ces occasions que j'ai
commencé à mener de prudentes expériences, et c'est de ces
expériences malheureuses que sont sorties
ces discussions sans fin qui ont fait un enfer de notre vie.
La forme apparente des
discussions était toujours la même.
Comme dans ces moments elle
aimait songeusement garder un silence obstiné, et comme derrière
ce silence je soupçonnais toujours un sourire caché, voire le
plus souvent une réminiscence de son passé, ce qui m'enrageait,
habituellement c'est moi qui brisais ce silence.
Quelquefois toute douceur et
bienveillance, j'abordais un sujet lointain, des gens, des villes, mes
pensées, des souvenirs ou des projets.
Alors, dès qu'elle
remarquait que j'essayais de sortir la conversation du cercle restreint de
l'immédiat, elle devenait brusquement dure et sarcastique, elle me
raccrochait au concret, elle ne tolérait aucune sorte de sens figuré.
Si par contre je voulais creuser
le sujet, l'interroger pour en extraire l'élément
étranger, éplucher ses couches successives, elle se refermait
tout d'un coup, devenait songeuse, insaisissable.
En général il
était impossible d'harmoniser nos humeurs. Si j'étais gai, vif et
alerte, elle devenait triste et morose. Si je me laissais aller elle prenait un
air martial, d'un coup tout ce dont elle ne voulait pas parler à
d'autres occasions lui revenait à l'esprit, elle voulait
polémiquer, elle me poussait dans des contradictions.
Au début je croyais que
nos goûts différaient pour les plats, les habits, les gens –
je pensais qu'on finirait par se rencontrer. Plus tard il s'est
avéré que les contradictions allaient en s'approfondissant, j'ai surpris Arabella se détournant de certaines choses
qu'à l'origine elle aimait au moment où elle apprenait que par
hasard je les aimais également.
Avec le temps même nos
baisers furent gâchés par ces contradictions.
La flèche du mot
lancé deux jours, un jour, une heure plus tôt persiste. Au demeurant
elle avait pris des habitudes bizarres. Elle s'est mise à retrouver des
particularités de mon psychisme dans mes habitudes corporelles et
à m'en avertir. Cela m'a fait un effet terrifiant. Elle a
déclaré que ma façon de manger la salade rappelait de
façon manifeste ma prise de position à propos d'une certaine
question. Ou qu'il était très naturel qu'une de ses amies me
déplût : un homme qui ôte en même temps sa veste
et son gilet ne peut pas apprécier ce genre de femme. Ainsi de suite. Un
jour que je m'apprêtais à l'étreindre elle m'a
repoussé, et elle a expliqué ultérieurement que mon geste
lui avait rappelé un tableau que j'avais admiré à Venise
mais qu'elle avait trouvé déplaisant.
Elle a gâché les
plus beaux instants de ma passion sensuelle et de ma flamme, pourtant il n'y
avait rien à redire de ma qualité virile. Je l'ai quand
même plusieurs fois surprise les yeux étincelants de
froideur et d'ironie pendant que ses lèvres fondaient de plaisir sous mes
baisers ; à d'autres moments pendant que je baisais ses
paupières elle affichait un sourire sarcastique et sournois.
Ainsi ont commencé nos
méchantes et vilaines querelles.
Je ne voulais pas céder
sur ma dignité, et elle ne cédait pas non plus. Je la
désirais les dents serrées et peut-être me désirait-elle
aussi, mais nous en avions honte l'un devant l'autre et nous
détournions la tête. Un jour, une nuit
d'été, au fond d'un jardin obscur nous étions presque
heureux… Mais lorsque la lumière est revenue j'ai observé
son visage, il était si étrange, étranger, que j'ai eu du
mal à dissimuler ma surprise… Elle l'a remarqué, et comme
elle le faisait dans ces cas-là, elle s'est soudain levée pour me
regarder de haut.
Alors j'ai compris que son visage
m'était antipathique et qu'il m'était antipathique depuis le
début.
La veille nous étions chez
des amis.
Au demeurant, à de telles
occasions je rentrais toujours chez moi exaspéré, la mort dans
l'âme, blessé dans mon amour-propre.
D'ordinaire le mal
débutait dans la rue.
J'avais beau essayer de mener une
conversation dépourvue de parti pris, de marcher d'un pas léger
à ses côtés. Pensez-vous, une femme qui me dépasse
de toute une tête ! Et qui plus est, un phénomène
aussi voyant, ce qu'était Arabella à
cette époque-là.
- Attends, je vais voir
– m'a-t-elle dit un jour que je n'arrivais pas à déchiffrer
l'inscription d'une affiche en hauteur sur une colonne, en m'écartant
d'un geste négligent, naturel.
Au théâtre, au champ
de courses, dans une foule, en regardant par-dessus ma tête elle me
décrivait tranquillement les événements que je
n'étais pas en mesure de voir, comme un périscope ou un adulte
parlant vers le bas à un enfant.
L'impression qu'elle connaissait
et voyait toute sorte de choses, d'objets, de gens que je ne connaissais pas et
que je ne pourrais apercevoir un instant que si je me mettais sur la pointe des
pieds ou en sautant, s'est mise à m'envahir définitivement.
En compagnie d'hommes de
très grande taille elle semblait très à l'aise. Ces
hommes-là étaient ensuite ostensiblement courtois et
prévenants avec moi, mais leur courtoisie me blessait, je n'arrivais pas
à me faire à l'idée qu'elle s'adressait à mon nom
et à mon rang d'artiste reconnu. Un jour un parent jovial de province
m'a dit sans ambages, après avoir longuement hoché la
tête : elle n'est pas faite pour toi cette grande perche, elle a
trop poussé la chère enfant. Pour lui répondre j'ai ri
jaune et je lui ai cité l'anecdote sur un certain monsieur allemand
nommé Mayer et sa belle canne à pommeau d'ivoire. Belle canne,
Monsieur Mayer, le congratulait son ami, mais on dirait qu'elle est un peu trop
longue. Trop longue en effet, acquiesce Monsieur Mayer. Pourquoi ne la
faites-vous pas raccourcir ? Je ne suis pas assez fou pour faire couper un
si beau pommeau d'ivoire ! Dieu m'en garde, ce n'est pas ce que je voulais
dire… Mais peut-être en bas… En bas ? En bas elle n'est
pas trop longue, répond Monsieur Mayer avec flegme.
Arabella a
énormément apprécié cette blague, elle a
été prise d'un long fou rire. En général elle
aimait les allusions directes, elle s'y était habituée au temps
de son premier mari, l'industriel.
Elle ne se doutait pas alors du
processus fatal que ce rire a entraîné quelque part dans les
profondeurs de ma conscience, où résident nos instincts
archaïques. Et moi-même, comment m'en serais-je douté.
À cette soirée,
dès le début je me suis senti mal à l'aise. Mes meilleurs
amis n'étaient pas venus, en revanche un peintre que je n'ai jamais pu
encaisser, un ancien soupirant d'Arabella qui
jadis avait peint toute une série de portraits d'elle, était
là. C'était un de ceux dont je soupçonnais avec de bonnes
raisons qu'ils avaient irrémédiablement perverti la vision d'Arabella sur elle-même, sur le monde et
principalement sur les hommes, en me la rendant inutilisable. Une de ces
vermines, comme je les appelais en moi-même, dont je retrouvais la trace
dans la chair du fruit désiré lorsque goulûment et avidement
j'y mordais avec la foi d'un enfant, m'imaginant que Dieu l'avait
créé pour moi. Curieusement en Arabella c'est
son visage qui me plaisait le moins et pourtant c'était l'unique partie
de son corps dont j'étais jaloux. Je ne me suis jamais inquiété
pour ses profonds décolletés, ses jupes frôlant les genoux,
ses tenues de bain, en revanche son visage, si j'avais pu, je l'aurais
volontiers caché aux yeux masculins sous un tchador, à la
manière d'un potentat arabe et propriétaire de harem.
Pour ne pas être
obligé de participer à la conversation j'ai
préféré m'asseoir au piano.
Mais ça marchait mal,
j'étais contracté, je sentais constamment le regard ironique d'Arabella dans mon dos et petit à petit
le monde s'assombrissait devant moi.
Une impression étrange
s'est emparée de moi.
Pour la première fois j'ai
ressenti cette sorte d'impuissance désespérée qui monte
dans le psychisme des hommes même les mieux trempés, la
quarantaine dépassée, l'éveil foudroyant et libérateur
à leur nullité et à leur impéritie. Les sons
dégagés par mes doigts retombaient sur ma tête comme autant
de coups de marteaux, chaque son disait la même chose : tu n'es
rien, tu n'es rien face au Destin ! Tu es un jouet, tu es une plume entre
les mains du sort, que veux-tu, que cherches-tu ? Laisse-toi aller,
fais-toi à l'idée de l'immuable ! Décontracte-toi,
laisse courir tes doigts sur les touches – quel imbécile tu
fus ! Incapable de créer le moindre brin d'herbe, tu voulais former
une âme à ton image, massacreur blasphématoire !
C'était un sentiment
accablant, mortel mais en même temps apaisant comme la mort
elle-même. Il était bon de décider de ne plus me
contracter, de ne plus résister ni aux coups extérieurs, ni aux
emportements intérieurs ; que viennent les uns et qu'ils
m'écrasent, que débordent les autres et qu'ils me noient, je ne
m'y opposerai plus. Je livre mon corps et mon âme à des forces
plus puissantes que moi, qu'elles s'en servent, qu'elles les submergent,
qu'elles agissent, qu'elles se partagent mes dépouilles.
C'est dans l'ivresse solennelle
de ce sentiment lugubre que s'est passé tout ce qui s'est passé
cette nuit-là.
Dans la voiture, en rentrant
à la maison, l'orage n'a pas tardé à éclater.
C'est elle qui m'est
rentré dedans. Une fois de plus j'avais été impossible,
renfrogné et orgueilleux, au-delà de tout, elle avait honte pour
moi. De toute façon les gens savent déjà que nous vivons
comme chien et chat. Disons, comme lion et girafe, ai-je objecté
ironiquement. Elle m'a regardé méchamment, elle s'est
étirée. Disons plutôt, comme pouliche et hérisson,
a-t-elle corrigé.
J'étais d'accord avec le
hérisson mais à la place de la pouliche j'ai
suggéré un échalas, ensuite un placard à balais,
éventuellement un poteau télégraphique crépitant d'étincelles.
Tout cela aurait été très gentil si Arabella n'avait pris un tournant osé et
cherché des arguments hors de propos : c'est bizarre, si elle est
un échalas, pourquoi lui a-t-on proposé pas plus tard que ce
matin un rôle dans un film ? C'est peut-être un film
fantastique qui se prépare, de science-fiction, avec des fourmis et des
vers de terre, ai-je lancé négligemment, mais j'ai senti que
ça s'est mis à bouillonner dans mon for intérieur.
La chose s'est poursuivie
à la maison avec moins de bonhomie.
Elle a commencé à
me lancer des choses diaboliquement méchantes, je ne sais pas où
elle était allée les chercher. Elle a lacéré les
cordes les plus sensibles de mes nerfs, elle a tisonné mes souvenirs les
plus immondes. Au début je me suis contenté de démonter
chacune de ses allusions : d'où elle provenait, de qui elle les
tenait. À propos de ses derniers arguments j'ai carrément
démontré qu'elle les avait volés dans mon arsenal, qu'elle
me tuait avec mes propres armes.
Je ne sais plus lequel de nous a
soulevé l'idée d'une rupture immédiate. Elle l'a saisie au
vol, elle a déclaré qu'elle allait faire sa valise et elle s'y
est mise. Elle a déclaré qu'elle ne m'avait jamais aimé un
seul instant. J'ai haussé les épaules et me suis mis au piano.
Plus tard elle s'est allongée sur le lit en pyjama.
Je ne cesse pas d'avoir le
soupçon que le choix de cette position était
délibéré. De l'endroit où je me tenais assis je ne
pouvais voir que ses jambes : elle en a ramené une sous elle,
laissé pendre l'autre sur le bord du lit. Je m'efforçais de me
concentrer sur les touches, mais le sang me montait lentement la
tête.
Là, elle m'a dit quelque
chose d'innocent et de gentil, elle a évoqué quelque chose ou
quelqu'un, sous un certain angle, j'ai de bonnes raisons de ne pas
dévoiler l'identité de cette personne, un homme en vue de notre
entourage qui saurait aussitôt de quoi il retourne. Tout ce que je peux
dire ici c'est que dans les trois mots qu'elle a proférés en
toute conscience, était concentrée une sentence engageant toute
ma carrière, toute ma vie – moralement en même temps une
menace mortelle.
Je me suis levé et
lentement je me suis approché du lit.
Elle me regardait en souriant,
pleine de défi, droit dans les yeux.
- Écoutez, Arabella… - ai-je essayé, mais des crampes
m'étouffaient la gorge.
- Alors ? –
a-t-elle dit agressivement.
Pas un son ne pouvait quitter ma
gorge.
- Évidemment, si vous
ne me regardez pas en face…
J'ai pâli. J'ai
râlé.
- Arabella…
- Qu'est-ce que vous
dites ? Je ne comprends pas ! Un peu plus fort… Ou
peut-être devrais-je me baisser ?
C'est alors que je me suis
jeté sur elle.
C'est sa gorge que j'ai
attrapée. Le temps d'un éclair j'ai cru que je ne faisais que
plaisanter, pour lui faire peur, je ne tarderais pas à la
lâcher. J'ai même rigolé, gauchement.
Mais il s'est passé
quelque chose de bizarre.
Arabella a
commencé à se débattre, elle s'est lancée sur le
côté mais la tête n'a pas assez suivi le corps dans sa
rotation, et sa main n'a pas tiré sur la mienne. En même
temps il m'a semblé entendre un petit craquement, comme un grincement.
Comme elle était couchée à plat ventre, j'ai voulu la
retourner, j'ai lâché le cou et je l'ai attrapée par les
tempes.
Le corps n'a pas bougé
mais la tête est venue, d'abord un peu difficilement, puis très
aisément.
Je l'ai un peu
dévissée à la manière du capuchon d'un flacon de
médicament.
Le corps a été pris
d'un soubresaut comme un serpent. Ce soubresaut, je l'affirme fermement,
était celui d'un lézard maladroitement saisi avant de
lâcher lui-même sa queue dans la poigne étonnée avant
de déguerpir allègrement et aisément dans l'herbe.
Très peu de sang
rosâtre, ou plutôt une sécrétion aqueuse suintait,
séchant presque aussitôt.
La tête m'est restée
entre les mains, le corps a roulé devant le lit.
Le tout n'a pas duré une
demi-minute.
Poussant un singulier cri aigu
d'enfant, j'ai foncé hors de la chambre à travers la salle
à manger, puis retourné dans la chambre par la porte ouverte.
J'étais à tel point
hors de moi qu'au premier instant je n'ai pas reconnu le visage qui m'a
été renvoyé par le grand miroir de la cheminée
quand je suis passé devant. C'est dans le même miroir que j'ai
réalisé que je tenais toujours la tête d'Arabella dans ma main gauche, par les cheveux, pendant
que je courais de gauche et de droite.
J'ai vite jeté un regard
autour de moi, j'ai vu que le tiroir inférieur de la bibliothèque
était ouvert. J'ai fait rouler la tête dedans et refermé le
tiroir avec le pied.
Puis j'ai titubé un peu,
avant de m'affaler tout de mon long sur mon lit, habillé, inconscient.
Quelqu'un m'arrache mes
chaussures, oui, il me retire ma veste prudemment, m'enfile mon pyjama, puis me
recouche, même me couvre. Pendant ce temps pointe entre les stores la
lumière bleuâtre du petit jour, ou plutôt je le sens
à travers mes cils, volontairement je n'ouvre pas les yeux, je suis
endormi et paresseux, je me laisse déshabiller, couvrir – ce doit
être ma mère, me dis-je en pleurnichant avec délicatesse et
volupté, ou la vieille Rozi, celle
de mon enfance.
Je palpite quelques minutes sous
la bonne couverture bien chaude, les yeux fermés. J'entends ensuite les
pas de la même personne près de mon lit, sur la pointe des
pieds : le tintement d'une tasse à café sur sa soucoupe, je
sens l'odeur d'un croissant au beurre.
Les yeux toujours fermés,
je sors les bras de dessous la couette.
Deux bras enlacent aussitôt
mon cou, deux seins doux reposent sur mes joues.
Elle arrange mon oreiller, elle
s'assoit près de ma tête à côté de l'oreiller.
Je pose ma tête sur son giron et je gémis imperceptiblement comme
un coupable.
- Arabella…
Elle me caresse le front pour me
rassurer.
Elle porte la même robe de
chambre qu'hier soir… J'observe ses bras, ses hanches, je tarde à
me décider à lever le regard… Je le lève, lentement,
prudemment…
Un châle de soie bleue est
jeté sur ses épaules.
Par une brillante idée de
l'inventivité féminine elle a noué ce châle en une
espèce de bouquet dans lequel elle a piqué une grande rose rouge.
Ce bouquet de soie avec la rose est si légèrement et habilement
placé dans le cou entre ses deux belles épaules, à
l'emplacement même où, hum… où était la
tête, qu'au premier instant on a du mal à s'en apercevoir…
Le temps de le remarquer, on s'y
est habitué.
Durant une semaine nous n'avons
pas mis les pieds dehors.
Ce fut une semaine merveilleuse,
enivrante.
Arabella était
pleine d'attentions, de bonté, de don de soi et d'amour.
Lorsque la première fois
nous nous sommes placés ensemble devant la glace et, blottie contre mon
épaule, l'index levé à l'horizontale, elle m'a
prévenu que, de peu, d'un centimètre et demi environ,
j'étais plus grand qu'elle, à condition de m'étirer :
j'ai été parcouru par une crise de tendresse, d'amour et de
respect qui a peut-être même surpassé mon désir
amoureux.
Nous avons à peine recouru
aux domestiques. La bonne et le valet nous ont servis avec tact et
discrétion. Avec la logique de gens simples et débrouillards ils
ont traité Arabella qui faisait
souvent la cuisine elle-même comme une convalescente sur la voie d'une
prompte guérison. J'ai entendu de mes propres oreilles le valet de
chambre dire à la bonne que la maîtresse était une dame
vraiment belle et raffinée, on pourrait à la rigueur lui
pardonner son handicap…
La semaine nous a suffi pour apprendre parfaitement à nous parler, dans
un nouveau langage, par gestes et mouvements… Seigneur, comme ceux qui se
comprennent ont besoin de peu de mots et de signes !
Nos plus belles heures furent
peut-être celles où, fatigué de bonheur et d'amour, je me
mettais au piano, et elle, blottie contre moi, transfigurée de tout son
corps, les nerfs vibrants, savourait la symphonie que j'avais composée
cette semaine-là sur mon amour et sa beauté !…
Notre retour dans la
société s'est déroulé avec une relative
facilité.
Par prudence, la première
fois je me suis présenté seul chez les X… où nous
allions le plus souvent. Comme je m'en étais douté, en dix jours
ils avaient parfaitement oublié les commérages de la
dernière soirée à propos de notre brouille ! Ils
m'ont posé des tas de questions sur Arabella comme
si nous n'avions jamais cessé d'être au mieux. Je leur ai
répondu courtoisement et j'ai ajouté qu'Arabella avait
subi une intervention chirurgicale mais qu'elle allait mieux et que
prochainement nous paraîtrions de nouveau ensemble. Je n'ai pas
parlé de la nature de l'opération sauf au peintre, cause de notre
précédent orage mais envers lequel maintenant je ne sentais
curieusement aucune colère. Je lui ai donc décrit précautionneusement
et à mots couverts la transformation que nos amis devaient
prévoir dans l'aspect d'Arabella. Le cœur
serré je guettais ses réactions mais à ma grande joie,
bien qu'il parût un peu troublé en comprenant de quoi il
s'agissait, il n'a pas été trop étonné ou ne
l’a pas montré. Il m'a assuré qu'il avait
déjà entendu des choses semblables, qu'il y aurait eu plusieurs
tentatives en Amérique (en le disant, il l'a manifestement cru
lui-même), et qu'il y a des femmes, Arabella en
fait partie, qu'une telle… intervention esthétique (il finit par
trouver le mot) peut transformer très avantageusement. Entre-temps il
s'est passablement animé, il a parlé d'Arabella avec
enchantement et m'a demandé la permission de la peindre sous son nouvel
aspect. "Vous savez, je pense à quelque chose comme une
Vénus de Milo moderne", a-t-il ajouté et moi, je lui ai
donné mon consentement sans ombre de jalousie.
Il va sans dire que certains se
retournaient derrière nous lorsque nous sommes sortis la première
fois dans la rue. Quelqu'un a demandé :
- Mais qu'est-ce que c'est
que ça ?
D'autres ont haussé les
épaules :
- Encore une nouvelle mode.
Il faut toujours que les femmes trouvent quelque chose.
Mais nous avons calmement et
dignement poursuivi notre route, et personne ne pouvait contester que nous
formions un couple bien assorti.
Nos connaissances, comme si elles
avaient conspiré, nous ont accueillis avec énormément de
tact. Ils ont louangé la robe d'Arabella, ses
chaussures, ils l'ont complimentée en disant que ça lui allait
bien, qu'elle "avait un peu minci" comme on dit, et ils lui ont
demandé où elle avait fait faire "cet incroyablement coquet
ornement au cou". Il y en a eu un qui n'a remarqué absolument aucun
changement, il a fallu attirer son attention, il a même répliqué
en prétendant que nous nous trompions, qu'Arabella avait
toujours été comme ça, ce que j'ai trouvé un peu
exagéré.
Les miracles ne durent qu'un
moment.
Au bout d'un certain temps ils se
sont habitués à nous, aucun ne se souvenait plus de notre
état antérieur. Seule une vieille fille désagréable
a encore colporté des commérages sur notre compte, une modiste,
propriétaire d'un salon où Arabella avait
longtemps été une des meilleures clientes, et qui ne recevait
plus de commandes de nous pas la nature des choses.
Nos noces se sont
déroulées dans l'intimité, sans grand tralala. Arabella portait au cou un merveilleux bouquet de
tubéreuses abondamment recouvert d'un voile blanc. On aurait dit un
magnifique vase, digne cadre des fleurs à l'odeur grisante.
Nous vivions calmes et heureux,
parangons du mariage idéal.
L'autre jour, en rentrant d'une
brève sortie, j'ai ouvert la porte en silence. J'ai trouvé Arabella dans la pénombre, devant la
bibliothèque. Elle était assise sur le tapis en train de
méditer à la lueur du feu de la cheminée.
Devant elle le tiroir inférieur ouvert de la bibliothèque
(je l'avais complètement oublié, celui-là !) et sur
ses genoux, à la manière d'un vieux journal intime ou d'un paquet
de lettres, les cheveux défaits… la tête…
Mon cœur s'est serré.
J'ai ressenti les frissons d'une vague de compassion, d'émotion, de
repentir. Je me suis placé en silence derrière elle. Je me suis
penché, j'ai soulevé la tête… et du geste incertain
de celui qui rend un cadeau qu'il n'aurait pas mérité… Je
l'ai approchée au-dessus de son cou, et je lui ai jeté un regard
interrogateur…
En restant assise elle a
attrapé mes mains, elle les a attirées sur son cœur. Il y
avait dans ce geste bouderie et reproche. Ses mains boudeuses et
réprobatrices me demandaient : "tu ne m'aimes donc
plus…?"
J'ai relancé la tête
dans le tiroir, j'ai orageusement soulevé Arabella contre
mon cœur, je l'ai soulevée en l'air.