Frigyes Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
Nouvelle ZÉlande[1]
Dans
cent ans
Le
moteur ralentit ; le bruit sifflant des fusées électriques
s’estompa, des traînées bleues tournoyaient en dessous de
moi en volutes de fumées. Nous amorçâmes la descente, et
quelques instants plus tard, ayant traversé une nuée de brume, la
terre ferme grossit sous mes yeux.
Une
voix humaine semblable au tonnerre, issue d’une source invisible, en
langue anglaise :
- Descendez !
Je
me levai, encore hébété ; marcher
n’était plus nécessaire, le trottoir roulant démarra
sous mes pieds, mais à la fin il glissa à rebours sous mes pas et
se rembobina. Je me trouvai dans une halle à colonnades ;
au-delà des colonnes un avenant bosquet cultivé, des plantes
tropicales, palmiers et agaves. De larges escaliers, des portes dans le mur,
des inscriptions lumineuses dans une bizarre langue étrangère.
Manifestement une sorte de gare… Mais où donc se trouvent les
employés ?
Je
n’ai pas le temps de méditer ; au premier pas en avant que je
fais il semble que mon pied a pressé un bouton : coup de sifflet
mélodieux ; une colonne de vapeur jaillit devant moi et se fend,
une silhouette masculine apparaît habillée d’un uniforme léger,
taillé dans une soie noire, pourtant semblable à une
élégante queue-de-pie, la figure est brunâtre, les yeux
malais. Il est souriant, attentif.
- Où
suis-je ? - demandai-je, hébété.
- Ne
savez-vous pas lire les inscriptions ? - demande-t-il dans un anglais
parfait. - Vous êtes étranger, je présume. Vous venez
d’atterrir en Nouvelle Zélande, Monsieur.
Je
faillis pousser un cri.
- En
Nouvelle Zélande ? L’île des sauvages ?
Il
fronce ses sourcils bridés.
- Monsieur
s’est-il donné la peine de se rendre chez nous pour affaire
concernant des fouilles historiques ?
Oh
là là… évidemment !
Une fois de plus je ne me suis pas contrôlé. Je ne dois pas
dévoiler que je viens de 1929, d’il y a cent ans. Le monde a bien
changé ! Je dois faire comme si… Je lance négligemment :
- Un
bon hôtel…
- Naturellement.
Tout est prévu. Le cabinet du Gouverneur est déjà au
courant de l’arrivée d’une personnalité d’une
tribu étrangère. Vous êtes attendu au Conseil en
séance plénière. Le véhicule tubulaire est
préparé derrière la quatrième colonne, prêt
à vous transporter. Veuillez vous donner la
peine.
- Merci,
merci, heu… Ne voudriez-vous pas m’accompagner ?
Il
me regarde étonné.
- D’ici ?
Pardon… Je me trouve en ce moment à la caserne centrale, à
deux cents kilomètres de Votre Intelligence.
Je
suis pris de vertige. Suis-je face à un dément ?
- Excusez-moi
– dit-il – j’ignorais que votre appareil
était défaillant… Ce n’est pas mon original qui a
paru pour accueillir Votre Intelligence… Vous ne voyez que ma
projection…
Je
tends les bras pour les poser sur ses épaules… Mes mains ne
rencontrent que l’air vaporeux, elles tombent. La vision reste debout,
elle sourit.
- Donc,
au véhicule tubulaire ! À tout à l’heure !
Le Conseil vous attend !
Un
déclic. Je fais un pas en avant ; la silhouette disparaît,
elle se dissout dans l’air comme la bille d’ivoire dans la main du
prestidigitateur.
Je
me frotte les yeux, je titube, somnolent, le long des colonnes. Près de
la quatrième je me ressaisis : un fauteuil confortable
présente son giron à la proue d’un petit navire
incrusté dans le mur. Vrombissement silencieux. J’y monte ;
la lumière s’allume, le mur claque, une porte
d’écluse descend lentement ; ensuite tout ce que je ressens c’est
que je vole dans une obscure gorge tubulaire.
Deux
minutes plus tard, claquement de porte. Le véhicule tubulaire roule, il
me fait avancer au beau milieu d’une grande salle, mon fauteuil
s’élève, je me trouve sur une estrade. Devant moi une
longue table ; derrière elle une vingtaine d’hommes
alignés, tous d’un type exotique bien connu des livres de
géographie, la peau jaune verdâtre. Tous tirés à
quatre épingles.
- Salut,
étranger !
C’est
prononcé par celui du milieu les bras haut levés, sa tête
est décorée d’un mince bandeau doré. Les autres, les
bras croisés, se prosternent profondément.
Enchanté,
je lui lance :
- Salut,
Gouverneur ! Je suis
heureux de me trouver ici parmi vous, je suis heureux d’être
parvenu dans cette époque… je veux dire, heureux de vivre cette
époque, gloire définitive de l’esprit humain, de la culture
et de la civilisation, époque dans laquelle c’est ainsi
qu’on accueille l’enfant lointain du globe victorieusement
conquis… c’est ainsi qu’il est accueilli pas le
gouvernement de cette Nouvelle Zélande qui… il y a à
peine une centaine d’années… figurait dans
l’imaginaire terrifié du naïf enfant d’homme
européen … comme une sorte de forêt vierge
légendaire… Où des cannibales menacent d’une mort
affreuse le malheureux égaré parmi eux… Ainsi la glorieuse
technique a donc triomphé ! Égalité et fraternité
en ce monde !… Avion et radio et miracle de l’image
projetée et véhicule tubulaire en Nouvelle Zélande…
tout comme une centaine d’autres conquêtes merveilleuses du
génie de l’Esprit et de la Raison… et cet
accueil !… pardonnez-moi… la joie m’empêche
de parler… Merci, Messieurs, merci…
Ma
gorge s’étouffe de larmes, je fais des courbettes en
bégayant.
Le
gouverneur acquiesce fièrement avec reconnaissance. Il se fait
courtoisement modeste.
- Mais
étranger, c’est tout naturel ! Nous ne vivons plus dans
l’obscurité médiévale, il est naturel que nous
accueillions les représentants d’autres tribus comme l’exige
la dignité des nations éclairées et cultivées, et
comme cela a été rendu possible par le degré actuel et de
la science et de la civilisation et de l’hygiène –
n’oublions surtout pas l’hygiène ! Je prie votre
Intelligence de se sentir à l’aise parmi nous, nous ferons tout
pour que vous passiez votre après-midi parmi nous agréablement
et plaisamment et en bonne santé – n’oublions pas : en
bonne santé ! À cinq heures une représentation
théâtrale est prévue en votre honneur au cinéma
Miroir Vivant ; à six heures une fête sportive et à huit
heures adieux solennels sous la coupole de la cathédrale Tam-Tam
où le directeur de notre académie de musique présentera
des chants nationaux, afin que les invités du banquet prévu
à dix heures puissent se réunir dans un état
d’esprit à la fois élevé et joyeux à la
chère occasion que nous a procuré la venue
généreuse et bienveillante de Votre Intelligence ! –
Souhaiteriez-vous un rafraîchissement ?
L’aspect
inattendu, aimable mais curieusement jovial de cette dernière question
par rapport au ton plus solennel de ce qui précédait me
désorienta un peu. Je m’efforçai de répondre avec la
même aisance.
- Oh,
je vous remercie, mais… je n’ai pas faim… j’ai
d’ailleurs déjeuné sur le navire volant… ça attendra bien jusqu’au
banquet, j’aurai au moins bon appétit…
Il
me regarda avec surprise, puis il jeta un regard interrogateur à ses
compagnons qui haussèrent les épaules.
- Pardon –
dit-il un peu gêné – il me semble que vous
n’êtes pas complètement informé de nos coutumes
nationales… En ce qui concerne le banquet, je n’ai pas bien
saisi ce que voulait dire Votre Intelligence… Au banquet
l’appétit de Votre Intelligence n’aura guère de
conséquence, le nôtre à la rigueur…
- Comment
entendez-vous cela, Monsieur le Gouverneur ? Vous n’avez pas coutume
d’inviter le roi de la fête au banquet?
- Mon
Dieu, si Votre Intelligence appelle cela une invitation… En tout cas nous
pouvons vous assurer que nous avons l’habitude de respecter à la
lettre les coutumes sacrées de nos traditions nationales en prenant
totalement en considération la philanthropie et
l’hygiène – n’oublions pas l’hygiène !
L’aptitude physique de Votre Intelligence sera examinée par
d’excellents professeurs de médecine, et avant que vous ne soyez
jeté dans un four électrique stérilisé, Votre
Intelligence sera dépecée par les plus éminents
chirurgiens du pays, en outre il sera largement tenu compte des règles
concernant les sauces et garnitures associées.
Je
compris enfin.
Le
banquet prévu pour la soirée, ce n’était pas
tellement pour moi, mais plutôt de moi qu’ils souhaitaient
l’organiser.
Où
m’a-t-on emmené ? Sommes-nous dans la jungle ?
Tant
pis, l’essentiel c’est le progrès de
l’humanité.