Frigyes Karinthy
"Voyage autour de mon crâne"
Trains
invisibles
En
mars dernier, ce devait être autour du dix, je prenais le thé un après-midi au
Café Central, place de l’Université, à ma table d’habitué, près de la fenêtre,
d’où on a une vue à la fois sur la bibliothèque et sur une agence bancaire. Sur
l’agence bancaire il est simplement écrit en lettres capitales :
« Maison Mère », et je me suis souvent demandé si le lecteur non averti,
a fortiori si c’est une personne fortement imprégnée de notions familiales, ne
risquait pas de la confondre avec une sorte d’institution charitable ayant pour
vocation d’initier les jeunes filles au devoir le plus sacré, la maternité. Je
sais trop bien, hélas, qu’il s’agit d’autre chose, ayant perdu ma mère à l’âge
de six ans, l’infortune de la vie m’a tôt appris à faire la différence entre
finance et éducation populaire.
Bien
que je ne m’en souvienne pas avec précision, je soupçonne qu’en cet après-midi
mémorable, je me préoccupais davantage de questions pécuniaires que de
l’éducation du peuple, bien que ce dernier aspect eût dû être le premier devoir
d’un écrivain. Encore que, justement pour un écrivain, les deux choses peuvent
très bien aller de pair. Mettons par exemple que je m’efforçais de supputer si
je devais écrire d’abord mon essai sur le rôle de l’homme moderne dans la
société, ou plutôt mon drame en trois actes. J’ai opté finalement pour la pièce
de théâtre en calculant que les recettes me permettraient de m’offrir le temps
qu’il faut pour l’essai, ou plutôt qu’il faudrait, si je voulais le faire
consciencieusement, correctement, plus que l’on ne fait généralement pour une
pièce.
Une
fois cette résolution prise, j'ai soupiré avec soulagement. Bien sûr, une pièce
de théâtre nécessite aussi des préparatifs, il faut négocier avec le directeur,
assister à quelques productions à la mode, s'informer sur la saison,
s’entretenir éventuellement avec des comédiens. Il est grand temps que je
devienne auteur dramatique, ce n’est que trop urgent. J’étais sur le point de
me décider de passer un coup de fil à D. quand il m’est revenu que Pirandello
n’a commencé qu’à l’âge de cinquante-six ans, ce qui ne l’a pas empêché de
monter au sommet de la gloire. J’ai aussitôt renvoyé le téléphoniste, car si
c’est cinquante-six ans, j’ai bien le temps de terminer les mots croisés que je
venais de commencer. Il convient en effet de savoir que j’aime décrypter les
grilles hebdomadaires d’un quotidien : c’est devenu pour moi une habitude,
une sorte de porte-bonheur ; si je passais une semaine, je le vivrais
comme une catastrophe. Pourtant ça me fâche plus d’une fois car le responsable
de la rubrique, je n’ai pas l’honneur de le connaître personnellement, cache
chaque semaine dans sa grille, verticalement et horizontalement, un aphorisme
sous prétexte de « liberté d’expression ». Ce sont toujours
d’excellents dictons populaires verbeux et savoureux, leur unique problème est
de ne pas exister, l’auteur les invente probablement pour l’occasion, mais,
soit par modestie, soit par orgueil d’artiste, il les attribue au peuple, tel
Kálmán Thaly[1] les notoirement authentiques ballades kuruc[2]. Voici quelques-uns de ses
fleurons : « Si de guingois à gauche, truffinion
à droite » ou encore « Pleurs de femme – pain de colza ».
Imaginez à quel point il est difficile de reconstruire un tel dicton populaire
inconnu avec les lettres manquantes. J’ai déjà envisagé de lui écrire une
lettre, voire de l’accoster dans la rue.
Il
est même probable que j’y pensais justement car je me rappelle bien mon
énervement. Voici ce que j’avais déjà du soi-disant dicton : « Qui …
on … terme … coucou … auss … ffle ».
Je n’aimerais pas charger la conscience de mon confrère par l’hypothèse que ma
maladie aurait en réalité été déclenchée par cette grille de mots croisés (il
s’avérera qu’elle lui était bien antérieure), mais il est certain que j’étais
très en colère. Que diable peut être ce « Qui… on … terme … coucou … auss … ffle ? » ça
n’existe pas. J’ai rougi sous l’effort pour compléter le proverbe douteux.
C’est
alors que les trains sont partis. Avec précision, à l’heure, à sept heures dix.
J’ai
levé la tête avec étonnement. Qu’est-ce que c’est ?
C’était
un grondement caractéristique, un grincement lent, forcé, comme quand les roues
d’une locomotive s’ébranlent lentement puis s’installent dans une trépidation
véhémente, le train file à proximité, puis s’éloigne, le cliquetis s’affaiblit
comme la mélodie « Hé Oukhniem » des
bateliers de
C’était
peut-être un camion. Je suis revenu au proverbe mystérieux.
Oui,
mais une minute plus tard un nouveau train est parti, au même rythme. Il a
grondé, il a cliqueté, puis a faibli.
J’ai
tourné nerveusement la tête, vers la rue latérale. Diable, des trains, par
ici ? ou essaierait-on un véhicule nouveau ?
J’ai vu passer le dernier train dans les rues de Pest quand j’avais sept
ans : c’était un train à vapeur, il longeait la rue Baross
où nous habitions. Depuis, à ma connaissance, ne circulent plus que des trams,
et certainement pas dans la rue de l’Université.
Des
autos ont dû se heurter, rien d’autre.
Par
trois fois j’ai levé la tête, et au quatrième train je me suis rendu compte que
j’hallucinais.
Je
n’avais jamais eu de fortes hallucinations, ce qui explique que je n’ai pas
tout de suite reconnu la première. Il m’était fréquemment arrivé depuis
l’enfance alors que je restais gentiment assis à la maison, ou plus encore,
tandis que je marchais dans la rue, d’entendre prononcer mon nom derrière mon
dos – une voix douce, presque sourde, chuchotait :
« Frici ! », comme pour m’avertir, ou plutôt comme si une
pauvre, ancienne et timide connaissance m’appelait pudiquement au lieu de me héler
plus fort ; la voix me semblait familière, mais sans que je pusse
l’identifier – une voix oubliée du fond de l’enfance, quelqu’un que je crois
mort, un parent éloigné, mais qui n’est pas mort et vit dans la misère, se
dissimule, a honte de son état, mais qui doit vite me communiquer quelque chose
avant de disparaître de nouveau. Au début je me retournais, mais je devais
comprendre que c’était une illusion de mes oreilles et je ne m’inquiétais pas
outre mesure, je continuais ma route, je m’étais même familiarisé avec cette voix
mystérieuse.
Cette
fois il s’agit d’autre chose. La voix est intense, autoritaire, exigeante. Un
grondement de train, si fort qu’il écrase les bruits authentiques ; le
garçon dit quelque chose, je ne l’entends pas.
Et
rien à faire – je ne vois pas la source du bruit.
Il
ne provient pas du monde extérieur – je suis bien forcé de le constater.
Mais
alors…
Il
a sa source au-dedans, dans ma tête.
Comme
je ne ressens aucun autre symptôme, je ne le trouve nullement effrayant. Je le
trouve seulement bizarre et inhabituel.
J’en
déduis donc que j’hallucine. Mais j’ajoute immédiatement que ça ne peut être de
la démence car dans ce cas je ne serais pas en mesure de le constater.
Il
y a autre chose qui cloche.