Frigyes Karinthy
"Voyage autour de mon crâne"
L’autruche
se rebiffe
Si après coup je repense à ces jours avec mon cerveau actuel, je vois mon comportement aussi étrange et incompréhensible qu’il pouvait l’être au premier amour de mes vingt ans. Comme alors, cette fois aussi une sorte de moment d’inertie me faisait pirouetter sur moi-même, et je refusais d’apercevoir cette Force d’attraction plus puissante que moi qui, telle une pierre lancée par une fronde, me faisait tourner sur une orbite plus large. Alors le centre vital, sous la forme du Grand Instinct, avait tenté de m’attirer à lui, cette fois-ci (je le sais désormais) il voulait m’éjecter tangentiellement, dans les ténèbres. Mais attraction et répulsion sont régies par la même loi et moi, petite planète crâneuse, je me suis imaginé une fois de plus être une sorte de comète parcourant sa propre trajectoire, n’obéissant qu’à l’ordre interne, indépendamment des systèmes cosmiques. Et comme alors, les yeux sauvages et écarquillés, j’ai cru rentrer dans le cratère des cieux pour les vaincre en combat singulier, cette fois j’ai cru que le Soleil Noir ne me retrouverait pas si j’enfouissais ma tête dans le sable.
Un jour, quand j’avais treize ans, j’ai traversé le Danube à la nage près de Szentendre. C’était en fin de journée, il n’y avait personne sur la rive. Au milieu je me suis senti fatigué, j’ai été pris dans un courant devenant plus fort que mes faibles bras, j’ai découvert que j’étais déporté à des kilomètres de l’endroit de l’île où je voulais accoster. Tout à coup une humide peur panique me foudroya. Je cessai de nager, en haletant, je battais l’eau des pieds en attendant que mes palpitations se calment. À cet instant j’entendis un jappement plaintif derrière moi. Un petit chien m’avait suivi à la nage, je ne sais toujours pas pourquoi, et de toute évidence il n’en pouvait plus lui non plus, il se débattait désespérément et levait sur moi son regard affolé. Ses cris plaintifs me redonnèrent courage. J’eus honte d’avoir failli appeler à l’aide, à la manière de ce chétif petit chien ; je repris mon élan et atteignis l’île, assez loin. Le chien s’était également débrouillé pour accoster en visant une ligne plus directe, et m’accueillit, heureux, en remuant la queue pendant que, le soleil déjà couché, je marchais vers le bac. Devant l’animal je fis comme si rien ne s’était passé, je sifflotais, mais des sueurs froides me parcouraient le dos en pensant aux vagues glacées et ironiques qui déferlaient pendant que je me noyais.
Une autre fois des flammes jaillirent sous les ailes de mon avion, une minable petite embarcation, en phase d’atterrissage. Le pilote hurla quelque chose derrière moi, je ne l’entendis pas bien, j’ai cru que nous devions sauter et j’ai commencé à me détacher. Curieusement alors, j’en garde un souvenir précis, je n’étais pas le moins du monde effrayé, j’étais persuadé qu’on pouvait tranquillement sauter d’une altitude de cent ou cent cinquante mètres, au pire j’allais me fouler une cheville. Quand nous atterrîmes, il s’avéra que ce n’était pas des flammes, c’est le pilote qui avait allumé une torche au magnésium pour éclairer la piste.
Lors de cette seconde aventure, il me semble que je n’ai pas ressenti les affres de la mort comme lors de la première, j’ai seulement eu mal à la tête. Néanmoins elle semble m’avoir laissé des traces tout aussi profondes car récemment j’ai fait un rêve où les deux souvenirs s’entremêlent : je nage dans le Danube glacé, ironique, indifférent, je me débats, il fait noir, je ne vois pas le rivage, je ne vois pas le chien non plus, mais ses plaintes ne cessent de m’accaparer par-derrière. Je ressens une peur violente, beaucoup plus que le jour des faits. Nous voguons, nous descendons en planant dans la nuit noire sur un petit avion à ailes entoilées – les deux ailes sont en flamme et l’aérodrome, lui, apparaît tel un trou noir à une incroyable profondeur sous nos pieds. Et maintenant, dans mon rêve, je sais que nous sommes en danger de mort. Mais le visage jaunâtre du pilote, une maigre tête de mort, ricane tout aussi sarcastiquement que les vagues auparavant. J’entends aussi les plaintes du chien.
De jour, nulle trace de l’atmosphère de ces rêves. Je vaque à mes occupations et en même temps je note des idées pour un projet de roman, ma préoccupation majeure – je comptais écrire la tragédie de l’argent sous forme d’un conte subtil et captivant. Pour le reste tout va comme avant : je remets les choses importantes à plus tard, comme qui a le temps, je rêve à l’avenir comme un enfant qui – survolant ses projets, tout ce qu’il compte accumuler dans sa vie – s’installe pour six mille ans et non pour soixante. J’oublie complètement le bœuf aperçu aux abattoirs. Les petits problèmes qui se manifestent, je continue de les accepter comme autant de légers « désagréments ». Prenant mon parti de ce que l’évanouissement qui m’a affolé doit être attribué à un empoisonnement nicotinique, j’arrête de fumer. Que ce ne soit pas si difficile, ça me surprend – le manque de nicotine ne m’énerve que durant quelques jours, ensuite plus, j’arrive même à travailler sans fumer.
Je constate que lors de ma première perte de conscience la peur était plus grande que le mal – c’est la peur qui m’a effrayé, rien d’autre. Quand la syncope revient, cette fois après un vertige tournoyant, je l’accueille déjà en amie – elle a sur moi un effet beaucoup moins tragique. Je sais qu’elle ne durera que quelques instants, puis elle passera sans laisser de traces. Bien sûr, un empoisonnement à la nicotine, la chose n’est pas si simple : en début de cure de désintoxication (j’ai bien lu ça quelque part) les symptômes apparaissent de façon plus accentuée qu’en phase aiguë. Je l’inscris dans mon emploi du temps avec le grondement des trains et les vertiges, parmi les autres choses à faire. Le vertige, lui, arrive le soir à six heures – au début cela surprend de sentir que tout en moi tournoie, pirouette au ralenti, mais je finis par m’y habituer. À sept heures c’est le train, un nouveau vertige – puis c’est le tour de quelques secondes de syncope. J’arrive à la prévoir, je sens quand elle s’approche. Les connaissances qui viennent me voir me regardent avec étonnement les premiers jours, mais constatant que tout va bien par ailleurs, je discute, je débats, je plaisante, ils se tranquillisent, ils prennent note que cela fait partie de moi comme un tic. La chose devient si régulière qu’à partir d’un certain jour, quand je sens l’évanouissement s’approcher, je fais discrètement signe à Tibor, le garçon de café, qui sait déjà de quoi il retourne. Il se place discrètement derrière moi, je me lève (je me sens léger comme une bulle), je renverse la tête en arrière, il me saisit les reins et la nuque et, sans attirer les regards, m’escorte vers la sortie. Dehors, dans la rue (le temps est encore frais, l’air me fait du bien) je m’adosse au mur et j’attends. Si une connaissance passe près de moi, elle se retourne avec étonnement, je lui renvoie un sourire serein, modeste et encourageant, j’ajoute même parfois quelques mots comme un somnambule. Je donne un autographe aux petits garçons qui me reconnaissent. Le geste de tendre le bras est celui du mendiant sollicitant l’aumône. Puis je tourne prudemment dans la rue latérale où m’attend un banc sur le trottoir : je m’y laisse poser, et la syncope passée je me relève sagement – il n’y en aura pas d’autre aujourd’hui, je peux regagner mon café. La compagnie est toujours là, ils se taisent un instant. C’est moi qui renoue le fil de la conversation, je me rappelle parfaitement où on l’a suspendue.
Les jours passent très vite. Sur les articles que j’écris (je viens de les regarder dans le « grand livre »), on ne voit rien de particulier sinon en se forçant, en cherchant des explications après coup. Je tombe sur des titres tels que : « Edmond Turi lui en fait voir », puis « Réflexions » (rien de philosophique, de l’humour plutôt), puis « Le XIXe siècle » - seulement des instantanés, aucune synthèse – sinon à la rigueur dans la nouvelle intitulée « Brouillard », mais en réalité c’est la suite directe de « Le XIXe siècle ».
Entre-temps deux nouveaux symptômes. Un premier que je rapproche aisément des trois précédents (trains, vertiges, syncopes) : un mal de tête brutal, spasmodique précède le vertige et m’enserre le cerveau à l’arrière de la tête – une douleur si lancinante, durant des minutes, que j’en perds la respiration. C’est le retour d’un ancien mal, je ne la prends pas au sérieux, aspirine et pyramidon me soulagent un tant soit peu.
Les vomissements m’assaillent début avril.
Un matin (c'est curieux car je suis à jeun) sans prévenir, mais brusquement, comme si mon cœur se soulevait, je suis pris de nausée.
C’est impossible, me dis-je, il doit y avoir une erreur, puisque je n’ai rien dans l’estomac. J’essaye de vaincre par des « associations d’idées agréables » comme pour l’insomnie, ce qu’on appelle le « mouvement péristaltique » de l’estomac, la poussée dans le sens anormal. Mais une minute plus tard je saute du lit, et bien qu’incrédule devant l’idée que cette éruption infâme veuille effectivement jaillir, j’attends, penché au-dessus du lavabo, la bouche ouverte, la salive me dégouline sur le menton. La salle de bains se met lentement à tourner comme si j’avais bu. Mais je ne suis pas ivre, je me concentre avec peine, très attentivement. Une douleur grinçante, mon œsophage remue : le vomissement commence, je penche la tête en avant. Cela cesse mais la nausée ne passe pas, je dois encore attendre. La chose dure longtemps. J’essaye d’imaginer visuellement mes organes, ça fait toujours passer le temps. Je vois ainsi la forme de l’estomac tel une cornue peinant sous les contractions, le duodénum se resserre spasmodiquement, ne laisse rien descendre, le flot de bile régurgitée fait une pause, le contenu de l’estomac tourbillonne – la tension de la matière dolente, salmigondis d’aliments - pourvu que ça passe vite. Et le plus répugnant là-dedans est qu’une nouvelle fois je me surprends à jouer la comédie. Cela fait des lustres que j’observe cette tendance en moi, j’ai concocté toute une théorie depuis le temps ; je me suis forgé les contours de la possibilité d’une conception universelle de la comédie, une conception universelle et une idéologie selon lesquelles rien n’existe en tant que tel, tout joue seulement un rôle, les astres celui de l’ensemble céleste et le pommier celui du pommier. Je découvre fréquemment que mes gestes ne me sont pas personnels, je tiens ma cigarette comme mon père la tenait ; mon geste de tourner la tête rappelle celui d’un ancien premier ministre quand il avait levé sur nous, journalistes, un regard étonné lorsque nous nous étions mis à siffler depuis la galerie. Ces gestes empruntés deviennent quelquefois conscients en moi quand je suis seul, conscients et antipathiques. Je me rappelle le jour où pour la première fois je suis monté en avion, un engin primitif, bricolé, de la belle époque. Une fois en l’air, je dus cesser la conversation, mon pilote était assis devant moi, je n’étais vu par personne. Dans mon trouble je me suis redressé, je me suis raclé la gorge la main portée devant la bouche, pourtant ce n’était nullement nécessaire, puis j’ai cherché la position convenable pour mes mains, je les ai négligemment posées d’abord sur la carlingue puis sur mes genoux, je les croisais, je pianotais aristocratiquement des doigts comme j’avais vu Hegedüs le faire dans une scène dramatique. Cette fois encore, en attendant les vomissements, les pieds écartés, je me suis tourné un peu sur le côté comme s’il était important de présenter un bon profil, j’ai levé ombrageusement la paume de ma main à mon front lorsque je me suis aperçu dans la glace. Immédiatement après j’ai rendu un liquide jaunâtre en trois ou quatre hoquets, gémissant et furieux, comme si je voulais me libérer une fois pour toutes de la totalité de mes entrailles.
Le lendemain, réveillé par la même comédie, je ne pouvais plus ajourner un examen médical. Sous la réserve que je n’étais pas malade, mais victime d’un mauvais conditionnement nerveux, je me suis présenté, prêt à me battre, chez le professeur H. avec lequel jadis nous prenions plaisir à nous disputer à propos de morale religieuse : un esprit extraordinairement doué, richement cultivé, flamboyant et inquiet. Il se fit tout à coup solennel et taciturne. Après les habituels tapotements, prise de tension et questionnements, il m’orienta pour examens complémentaires chez un nouvel otorhino, sinon il refusa de donner un avis. J’étais irrité de cette cachotterie déraisonnable, après tout c’est de moi qu’il s’agit, pas de lui, ce n’est pas à moi de m’adapter à ses méthodes médicales, mais à lui de s’adapter à mes souhaits légitimes. Je ne me suis pointé chez l’otorhino que plusieurs jours plus tard et je n’ai pas rapporté les résultats ; d’ailleurs l’otorhino, un homme intéressant, au beau profil, digne d’un acteur de l’écran, commenta dédaigneusement mes précédents résultats ORL : mais non, pas question d’inflammation auriculaire, les accordeurs de piano pourraient jalouser mon audition. À propos, pourquoi étais-je absent la veille à la générale ?
J’ai décidé sur-le-champ, à ma grande satisfaction, que tout ceci n’avait pas de sens, que je ferais mon propre diagnostic. Et je ne m’étais pas aperçu que depuis longtemps je jouais un jeu de dissimulation, l’attitude spécifique à laquelle les fous aussi s’essayent parfois : plutôt que de se plaindre, ils nient leurs symptômes. (Naturellement le plus souvent devant eux-mêmes.) J’évitais les médecins sérieux, dignes de confiance, qu’ils refusassent d’entrer dans le jeu de mes hypothèses intéressantes ou plutôt divagantes me mettait en colère. Je recherchais la compagnie de ceux avec lesquels il était possible de discuter de sujets biologiques aventureux, qui voulaient bien suivre ma logique à saute-mouton : les voir intéressés davantage par l’homme que par le patient me flattait. Parmi eux j’ai fini par trouver plus d’un médium convenable que j’ai pu amener à constater à la fin ce que j’avais dès l’abord décidé : je leur suggérais ce qu’ils devaient dire, puis j’étais extrêmement satisfait d’avoir un instinct médical aussi excellent. De cette façon je me suis forgé peu à peu la conviction qu’une nervosité de l’estomac avait doublé mon empoisonnement nicotinique chronique, et que je devrais suivre une cure à Karlsbad si j’avais de l’argent et du temps dans cette vie de servitude.
- Pourquoi obliques-tu tout le temps à droite ? – demanda un jour Cini que j’accompagnais à l’école.
- Comment ça, à droite ?
- Tu obliques tout le temps à droite, j’ai du mal à te suivre, tu finiras par rentrer dans le mur.
Je lisais alors la géniale trilogie biblique de Thomas Mann, j’étais en train d’expliquer avec enthousiasme à Cini l’histoire de Jacob, je ne prêtai pas attention à sa remarque.
Mais le soir, quand avec un soupir de satisfaction j’ai ouvert mon livre (à la page soixante-treize du tome du milieu), après avoir nettoyé mes lunettes et m’être maintes fois frotté les yeux, il a fallu admettre que je ne voyais plus assez bien ces grosses lettres. Il me faut de nouveaux verres, acquiesçai-je avec résignation, demain je passerai à l’hôpital.
Je n’y suis pas allé, je dus me précipiter à la gare pour des billets. J’avais reçu une lettre de ma femme, elle se plaignait, elle voulait voir Cini, et si je ne l’amenais pas à Vienne ce dimanche, elle abandonnerait ses études en cours.
Sa lettre se terminait par un reproche : « Quelle bête vous a piqué, je n’arrive plus à vous lire, c’est plein de pattes de mouches, de lignes courbes qui se baladent, votre écriture a vraiment changé. »