Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

<             Amerigo Toth - Karinthy                                     KF_d                            >

Courtes semaines et un long instant

 

« Les journées sont courtes à celui qui travaille, sa vie est longue. » À l’école j’aimais déjà cet aphorisme, bien que j’aie toujours senti sa fausseté fondamentale, et plus grave : il n’est même pas utilisable à l’envers. L’essentiel est que c’est un paradoxe, en lui-même contradictoire, par conséquent il recherche la vérité dans la bonne direction. Selon mon expérience on ne peut accéder à la vérité que par le côté opposé, en raison de la dualité de l’existence, cette réalité résultant du combat des courants positif et négatif. Il est un fait que durant les trois semaines suivantes, jusqu’au début d’avril, j’ai continuellement travaillé et couru, néanmoins mes journées n’étaient nullement courtes. J’ai beaucoup réfléchi et bavardé, j’étais hanté par une sorte de vivacité fébrile et harassante. Les « choses à faire » ne me laissaient pas en paix. Cette sorte de vague sentiment d’avoir « quelque chose à faire », d’avoir oublié quelque chose, d’avoir à retourner chercher quelque chose quelque part, d’avoir manqué quelque chose et qui plus est le plus important, alors que l’essentiel est justement ce quelque chose, sans quoi je ne serais peut-être pas venu au monde – cet ordre obsédant, pressant, s’est souvent manifesté au cours de ma vie, mais jamais avec autant de fermeté et d’obstination. « Tu devrais passer ton doctorat » – me disais-je ironiquement, en pensant à mon ami Imre qui, un jour, m’a avoué qu’aux moments décisifs de sa vie orageuse et tumultueuse, une voix s’était toujours levée en lui : n’aurait-il pas mieux valu autrefois soutenir ce doctorat comme ses parents l’auraient voulu. Mais quelles sont ces choses que j’ai à faire ? Je cherche un fil dans la pelote de soie embrouillée qui me permettrait ensuite de démêler toute la pelote. Je me suis toujours rassuré en me disant que c’était égal, si la chaîne existe en moi, je n’ai qu’à attraper n’importe quel chaînon et toute la chaîne se déroulera. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit tant et tant d’articles au lieu de, par exemple, un unique roman en mille volumes comme je l’avais projeté quand j’étais enfant.

Un de mes amis poètes m’a fourni une explication un peu vague : j’aurais été « à la recherche de moi-même ». Je veux bien, mais alors qui est ce moi-même et où vais-je le trouver parmi tant de gens que j’aurai connus çà et là, à quel signe le reconnaître ?

 

Un matin, sans aucune raison, j’entre pour faire un tour au Marché Central. Je baguenaude dans les allées, j’admire les tas de légumes et les amas de fruits ; les auges de choucroute et les fûts à cornichons se pavanent en jaune et vert. Les viscères, autant de dentelles précieuses, forment des rideaux suspendus à l’entrée des boucheries, des montagnes de fromages m’aguichent et m’incitent à approcher, à me frayer un chemin, à me creuser un tunnel comme les vers ; la chair rosâtre des silures sciés en deux, gonfle sur les étals détrempés. J’ai souvent pensé qu’en réalité j’étais un glouton, digne descendant de mon ancêtre l’amibe unicellulaire qui avale tout ce qui croise son chemin. Aujourd’hui, bizarrement, je n’ai pas d’appétit, je renonce même aux habituelles dégustations.

 

Le lendemain je me rends aux abattoirs, je me fais illusion en me disant que j’écrirai un reportage. Ils abattent justement un bœuf : la bête meugle doucement, elle se laisse ranger contre le mur, de mauvaise grâce, en traînant les pattes, mais sans regimber. Le bœuf baisse les yeux quand le gars se plante face à lui, les jambes écartées, pour lever haut son merlin – on dirait qu’il a honte de la chose mais il s’y fait, il faut bien respecter le contrat conclu avec l’homme qui stipule qu’il renonce aux dernières années de sa vie pour pouvoir vivre les premières sans souci, sans luttes, en paissant les plus tendres prairies. Quand frappe le merlin, il s’effondre tel un chiffon, un tas de vêtements dont on a retiré les cintres, en un lourd chuintement. Je quitte les lieux de mauvaise humeur, je n’écris pas le reportage, je n’ai pas d’appétit.

Je me surprends à rendre visite à d’anciennes connaissances, à retourner à des endroits où même la première fois je ne m’étais pas senti à l’aise. Je commande un complet, je me querelle plus que d’habitude avec mon tailleur, finalement, en abandonnant l’acompte, je renonce à faire faire le complet.

 

Un autre matin je me retrouve au cimetière de Kerepes. J’explique au directeur à quel point je suis opposé à l’incinération des morts (les journaux ont justement  remis la crémation sur le tapis) – à mon sens c’est trop violent ; un cadavre n’est pas autant mort qu’on le croit, tout au moins, impossible de savoir de façon sûre si on n’en a pas besoin : là, je ne fais pas allusion au cycle de la nature, à l’azote nécessaire aux plantes, mais on ne sait jamais s’il ne s’avère pas un jour que nous-mêmes, notre âme ou la chose que nous désignons sous ce nom avons besoin de nous décomposer  ainsi, dans la lenteur coutumière – le corps astral ramasse peut-être de ce reste sa matière subtile. Sur le chemin du retour, j’ai passablement honte, celui-là me prend maintenant pour un occultiste, un mystique. Pourtant je voulais simplement lui faire comprendre que chaque chose a son rythme, son temps, il ne faut jamais rien précipiter.

 

Les journées passent ainsi, je vais de temps en temps me faire soigner les oreilles car les trains ne cessent pas de démarrer, à sept heures pile, l’après-midi, dans ma tête – j’en ai pris l’habitude, je ne m’en occupe plus outre mesure, parfois ça m’amuserait plutôt de voir la chose persister. Ces trains veulent aller quelque part, ils finiront bien par y arriver un jour.

Nous dînons ensemble chez H., mon vieil ami, noble poète et styliste, un neurologue intéressant dont je viens de faire la connaissance ici, et moi-même. Mon ami, un quinquagénaire sérieux, est amoureux, il est romantiquement taciturne, cachottier, il se comporte comme à vingt ans, même son visage a rajeuni. Après le dîner nous restons seuls, A. et moi, dans la rue. Je lui parle de notre ami, de sa chance formidable avec cet amour. J’apprends, ahuri, qu’il est très malade, une maladie grave ; cette fois cependant, contrairement à l’autre jour à la projection des films d’amateur, l’idée que cela ne pourrait pas m’arriver à moi ne me vient pas à l’esprit.

Avec le neurologue qui est aussi psychanalyste, nous nous installons dans un petit troquet, nous sommes les seuls clients. Nous buvons du vin rouge. Un esprit intéressant, surchauffé, fourmillant de pensées et d’idées : un homme grand de taille, de corps et de tête, avec un visage rond d’enfant, il me rappelle un héros romantique de Thomas Mann. Il dit que pendant un temps il était fortement captivé par mes écrits, je l’intéressais en tant qu’analyste, il s’est d’ailleurs forgé un avis sur le sujet. Je lui raconte mes nombreuses pérégrinations des derniers jours, toutes les choses dont je me suis occupé comme si je voulais dresser une sorte d’inventaire, pourtant je ne suis pas quelqu’un tourné vers le passé, je crois fermement que les possibilités sont illimitées, je déteste le fatalisme. Il sourit, il secoue la tête, il m’assure que ça n’a rien à voir, néanmoins il parle de moi comme d’un écrivain d’autrefois dont on peut prononcer la sentence en citant ses propres paroles. Je me plains de mes trains et je dis que j’ai de fréquentes céphalées ces temps-ci. Cela a l’air de l’intéresser, il me pose des questions mystérieuses puis, de façon inattendue, avec des sauts osés, comme le font les analystes, il dresse un « diagnostic » dans lequel le bourdonnement d’oreilles et les céphalées sont en lien organique avec mon caractère, mes désirs et mes déceptions, mes souvenirs d’enfant et une certaine nouvelle que j’ai écrite vingt ans plus tôt, et dans laquelle il était question d’une pelle à ordure. En route vers la maison je suis de bonne humeur, ce n’est quand même pas rien cette psychanalyse, me dis-je non sans repentance de l’avoir raillée tant de fois – dans le fond, ces sautillements entre les associations d’idées qui paraissent si grotesques aux yeux des profanes, ce sont justement eux qui conduisent à un diagnostic précis et prudent, et non pas les sciences conservatrices qui observent le corps mais ne font qu’appliquer aux malades le même traitement que les Tsiganes : elles avancent des prédictions en guise de pronostic quand tout ne tourne pas rond chez quelqu’un – la psychanalyse ne tombe jamais dans ce travers, elle ne s’intéresse qu’au passé et non à l’avenir, ce qui de toute façon dépend des intentions de l’esprit du patient inconnu. Le corps, pour un homme sérieux, n’est qu’un phénomène sans intérêt, une survivance, un mauvais habit de l’âme.

 

Je suis sous l’effet de cette conversation même en début d’après-midi, le lendemain au café. C’est très vrai, ces trucs de l’enfance, et il y a aussi du vrai dans cette histoire avec la pelle à ordure – et tiens, déjà je vais mieux d’avoir eu cette bonne discussion. Le mal de tête ne viendra pas puisque les maux du corps, toujours causés naturellement par un état psychique, passent d’eux-mêmes dès lors que nous devenons conscients de leur origine. Le mal est dans mon esprit, c’est lui qu’il faut traiter et tout s’arrangera. Il ne serait peut-être pas inutile d’entreprendre une analyse. « Tu as besoin d’une analyse, Ophélie » - dit un Hamlet moderne à sa dulcinée. Tiens, du coup j’ai récupéré mon humour, je suis comme avant.

Tout à coup se produit quelque chose d’étrange.

 

Face à moi, le miroir semble bouger. Pas beaucoup, juste un peu, de quelques centimètres, puis il reste en place. Ce n’est pas forcément grave, une illusion peut-être, c’est comme les hallucinations cliquetantes. Mais qu’est-ce que c’est ?

Oui, mais… qu’est-ce que c’est que ce… cette chose bizarre ? En vérité, ce qui est bizarre, c’est justement… que je ne sache pas ce que c’est, que je ne sache pas ce qu’il y a, et pourtant il y a quelque chose qui n’a jamais été, ou plutôt il n’y a plus quelque chose qui a toujours été depuis que je vis et depuis que je suis conscient, seulement je n’avais pas l’habitude de m’en occuper. Je n’ai pas mal à la tête, il n’y a pas les trains, je n’ai mal nulle part, je n’ai pas de palpitations… en revanche…

En revanche tout, moi compris, a perdu la certitude de son existence. Les tables tiennent debout, deux hommes traversent le local, devant moi une carafe d’eau, un porte-allumettes. Mais tout cela est devenu irréellement et effroyablement éventuel, comme si les choses se trouvaient par hasard là où elles se trouvent, et elles pourraient aussi bien se trouver autre part. Et le plus incroyable c’est qu’il n’est même pas sûr que je sois ici, ou bien que ce qui est ici ce soit moi – il est aussi possible que la carafe d’eau soit assise sur la banquette et que je me trouve à sa place, debout sur le plateau. Tout le tralala se met à onduler comme si on lui avait tiré le sol sous les pieds. J’ai besoin de m’accrocher. M’accrocher, mais à quoi ? À la table ou à la banquette, ça ne servirait à rien, ils ondulent, il n’y a de point fixe nulle part… sinon au-dedans, dans ma tête, si j’arrive à dénicher une image, un souvenir, une association, qui me permettrait de me retrouver… Ne serait-ce qu’un seul mot… « Il y a erreur… » essayé-je de bredouiller, convulsivement… « erreur… »

Hé…

J’aperçois mon visage dans la glace, il est blanc comme la craie. Mais alors…

« Une attaque cérébrale », ça me traverse l’esprit. Un vaisseau a dû éclater quelque part. J’ai même le temps de constater que je l’avais imaginée différemment. J’ai toujours entendu dire, et j’avais tendance à le répéter, que c’est beaucoup plus beau, plus simple, qu’une longue et pénible maladie – un instant et on disparaît. Comme une balle dans la tête. Eh bien, c’était une grossière erreur. Il est vrai que ce n’est qu’un instant – mais cet instant paraît plus long que toute ma vie antérieure. Je n’ai passé que la moitié de cet instant, et pourtant, attendre l’autre moitié qui va venir est plus horrible qu’attendre la fin de la nuit pour celui qui va être pendu au petit matin. On mesure mal le temps qui passe – la seule échelle qui vaille est la vitesse à laquelle on le vit, à l’instar de « La machine à explorer le temps » de Wells où, par rapport au rythme des impressions, six mois valent une minute.

Que cela soit bon, ou tout au plus moins mauvais que la douleur, ce n'est pas la question – aucune torture ne saurait être pire, pourtant je ne ressens pas de douleur. Dehors le soleil brille, je vois la lumière, et pourtant ici, dedans, dans ma tête, brusquement tout s’assombrit. Je n’ai plus qu’une idée : si dans la seconde moitié de l’instant je n’arrive pas à m’attraper par la tignasse et me tenir hors de l’eau, alors l’instant suivant je ne serai plus maître à bord, je ne maîtriserai plus les myriades de particules et de cellules et d’organes qui composent mon royaume depuis le moment de ma naissance – toute cette populace révoltée se muera en un objet indifférent, et cet objet, libéré de ma tyrannie, de mon despotisme, retrouvera sa position antérieure, confortable et naturelle, dans l’espace de gravitation.

Pour parler clair : je vais sur le champ glisser par terre et tomber.

Mon corps, cette guenille pitoyable, s’en remettra en tant que matière – mais qu’en sera-t-il de moi, monarque déchu de son empire ?

Épouvantable ! C’est pire que tous les bancs de torture de l’Inquisition. Cela, je me le dis, en frissonnant, quand je commence lentement à refaire surface.

Oui, oui, c’est indubitable, cette fois l’attaque m’a été évitée, mais je suis plus pauvre d’une illusion – je ne convoite plus une telle mort.

C’était abominable. Est-ce parce que je n’ai pas vraiment la foi ? Un sentiment terrible, vertigineux, que je ne puisse m’accrocher qu’ici, sur ce rivage – si celui-ci se met à glisser, je suis incapable de lancer l’ancre sur l’autre rive -, de l’autre côté je ne vois rien.

Non, non, ce n’est pas là que ça cloche.

Le problème est qu’il n’y a pas de passé et pas de futur, comme je m’en étais bercé jusqu’ici. La réalité est toujours un présent, la réalité est un instant unique, un instant unique qui dure éternellement. Ce n’est ni court ni long, l’instant qui est – c’est l’unique forme de l’existence, et ce cercle magique n’a pas d’échappatoire, on ne se sauve pas de cette prison de l’instant.

Car l’instant de ma mort sera le moment venu un instant présent, de la même façon que celui-ci quand j’essaye, interloqué, de me ressaisir – cet instant se déroulera également dans le présent et non dans l’avenir, comme j’essaye de m’en persuader pour me rassurer. Car le futur n’existe pas, il n’est qu’une fleur de rhétorique.

 

Le médecin chez lequel je me présente une demi-heure plus tard ne m’ausculte même pas. Je n’ai pas le temps de lui évoquer la moitié des symptômes, il m’arrête d’un geste dédaigneux. Il n’y a là, mon cher, ni congestion des conduits auditifs, ni attaque. Et pour le moment écartons aussi l’idée d’un fouineur d’âmes. Vous avez une intoxication nicotinique. Il y a urgence à s’arrêter de fumer.

                                                                                 

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