Frigyes Karinthy
"Voyage autour de mon crâne"
Du
sang au fond de l’œil
- Comment ça, un carabin de première année ?
- Comme ça. C’est connu depuis longtemps, on ne fait pas ses études sans cela. L’étudiant en médecine en première année subit systématiquement toutes les maladies qu’il rencontre. Il a la variole et le choléra, la phtisie et le cancer, en ordre, comme ils se suivent dans les chapitres de ses manuels, ou comme il les rencontre à l’hôpital. C’est une hypocondrie professionnelle qui fait partie du cursus, il faut en passer par là, sans la prendre trop au sérieux. Vous pourriez vous en souvenir, vous avez bien fait un semestre de médecine ?
- Il s’agirait de cela d’après vous… Mais je ne suis pas neurasthénique, croyez-moi, et je n’ai plus vingt ans… J’ai suffisamment vu de maladies et de morts dans ma vie… et je ne me suis jamais laissé aller aux fantasmagories, cette fois pas plus que les autres… quelle étrangeté de trouver ce visage si familier là-bas…
- Allons ! Apprenez qu’une tumeur au cerveau a un triple symptôme classique sur lesquels on base le diagnostic : céphalées, vertiges avec vomissement, papillite.
- Quant aux céphalées et aux vomissements… j’ai hésité à vous en parler. Mais cette papill… comment avez-vous dit ?
- L’inflammation d’une papille. La tumeur exerce une pression sur le cerveau dans la direction de moindre résistance. Par le petit orifice qui s’ouvre au fond de l’œil, du sang pénètre sur la membrane, ce qui peut être observé au miroir oculaire. C’est un symptôme sûr, une quasi-condition d’une tumeur au cerveau. Toute papillite n’est pas tumeur, mais la tumeur au cerveau implique normalement la papillite, et l’apparition conjointe des quatre symptômes est aussi crédible qu’une réaction Wassermann à quatre croix pour la syphilis. Dépêchons-nous, parce que chez les Gáspár on déjeune à une heure et demie. Je vous prie donc de ne pas oublier les quatre choses…
- Oui, je sais : céphalées, vertiges…
- Pas du tout, laissez enfin ça. Il faut parler à Gáspár de la traduction, téléphoner à J., acheter un chandail pour Cini et…
- Ah bon. Quant à J., je ne suis pas de votre avis. Vous allez voir que…
Curieusement je n’ai plus repensé à la scène de l’hôpital de tout l’après-midi. Il y avait trop d’affaires urgentes à régler à Pest, et donc j’ai insisté pour rentrer à la maison le soir même. Et nous sommes partis. Pourtant Cini aurait préféré rester encore. La nuit j’ai bien dormi, bien qu’un peu irrité de ne pas pouvoir lire Joseph et ses frères, mais je n’avais même pas pensé à de nouvelles lunettes. Dans un demi-sommeil j’ai eu des pensées voluptueuses avec une femme inconnue, jamais rencontrée. Le matin au réveil je n’ai plus repensé aux frissons dans le dos que j’avais éprouvés la veille.
Néanmoins à dix heures je me trouve à l’entrée de la clinique ophtalmologique de la rue Mária, et c’est seulement là que je me rends compte de la raison qui m’y conduit. Tiens, tiens, me dis-je, vexé, je suis devenu un visiteur assidu des médecins, un cabinet après l’autre, ça commence à ressembler à une manie d’angoissé. Comme mon ami F. ou mon fils Gabi. J’y veillerai… Et j’esquisse un sourire car le sujet dans lequel je voulais caricaturer en une vingtaine de scènes le calvaire et l’ascension au paradis du patient souffrant de démangeaisons nasales, hantant les cliniques, me revient à l’esprit.
Ce thème
m’occupait pendant que je montais au premier étage. J’ignorais que cette cage d’escalier aura été la dernière
station de ma vie d’enfant que j’avais organisée pour les premières six
mille années : la période des crâneries et de l’amour-propre.
Je rencontre H., l’aimable et prévenant assistant dans le couloir.
- Ah, Monsieur le rédacteur, ça fait longtemps qu’on ne vous a vu, entrez donc. Vous auriez peut-être besoin de nouvelles lunettes, hein ? On vieillit, on vieillit ?
- Peut-être bien, j’ai dû encore évoluer d’une demi-dioptrie. Je ne crains rien pour ma vue, ce sont mes bras qui ne sont plus assez longs comme disait le presbyte de jadis.
Pendant qu’il manipule l’ophtalmoscope, je lui lance comme accessoirement, en monsieur cultivé :
- Vous pourriez regarder minutieusement le fond de l’œil tant que vous y êtes, cher Professeur, s’il n’y a pas quelque chose qui cloche.
- Mais bien sûr, très volontiers.
Et déjà ce monocle métallique rectangulaire zigzague là devant ses yeux, déversant un rai lumineux étroit dans ma pupille. Il se penche sur moi, tout près, l’ingénieux petit appareil frôle mon nez. J’entends la respiration du docteur qui dénote un gros effort de concentration. J’attends que jaillissent les paroles habituelles : « Bien, Monsieur le rédacteur, on va prescrire de bons petits verres, la différence est minime, vous êtes frais et vert comme la prairie au printemps. »
Mais il se passe autre chose.
H. émet un sifflement bref et strident.
- Dis donc, petit père, laisse-t-il échapper des lèvres, sans frayeur, plutôt avec l’allégresse d’un entomologiste qui tombe sur un spécimen rare et qui dans son travail ne connaît rien d’autre au monde que sa science avec ses joies. (Dollinger, le chirurgien, dans mon souvenir, brandit une tumeur excisée sur un plateau de carton : « regardez, Messieurs, quel splendide spécimen ! ».)
- Qu’y a-t-il ? – m’étonné-je.
Il replace lentement l’appareil sur la table, il lève de biais un regard ahuri, soudain sérieux, comme si brusquement j’étais devenu un étranger. C’est le regard d’un juge d’instruction à qui on présente officiellement un de ses amis accusé d’un crime odieux et rare.
- Le fond de l’œil est chargé de sang. Des caillots énormes. La papille est passablement congestionnée.
Je reste assis, muet, le fantasme se poursuit. Oui, muet comme l’assassin confondu par le détective, je suis incapable de me défendre, pourtant je me croyais innocent. Mais le fond de l’œil est chargé de sang ! Je regrette, je vois des taches de sang sur ce couteau : plus un mot ! Vous restez ici jusqu’à ce que j’appelle le comité officiel d’instruction.
Et en effet. H. sursaute, se dirige vers la porte. La pièce se remplit de monde à une vitesse ahurissante. Je suis entouré d’assistants, d’internes et d’étudiants en externat. Ils s’arrachent goulûment l’ophtalmoscope les uns aux autres. Tout à coup le groupe s’écarte : c’est l’entrée solennelle et raide du jovial vieux professeur. On l’a fait venir pour l’occasion.
Il ausculte longuement mes yeux. Puis il s’adresse aussitôt à l’assistant. Un brin de solennité vibre dans sa voix quand il hoche approbativement la tête.
- Je vous félicite, Monsieur. Excellent diagnostic. Un cas classique. Compliments.
- Oh, Professeur, j’ai appris le métier auprès de vous.
Je me permets de dire doucement :
- Messieurs…
Tous les regards se tournent vers moi. Comme s’ils comprenaient à l’instant que, en plus de mon œil et sa papille devenue brusquement le centre d’intérêt, je suis présent, moi aussi. L’assistant se transforme tout à coup, il devient aimable, encourageant, il redécouvre en moi la vieille connaissance.
Eh bien, cher Monsieur le rédacteur, on n’imagine rien pour le moment, cela peut encore signifier plein de choses. Nous allons gentiment passer à côté : examen du champ visuel, perception des couleurs, vision scotopique, nystagmus. Venez.
On ne parle même plus de nouvelles lunettes. Longues manipulations dans la pièce voisine. Appareils étranges. Deux barres disposées en croix, un petit point blanc aux quatre extrémités. Ils les font lentement tourner, je dois signaler quand les petits points entrent dans mon champ visuel. Je m’efforce péniblement de ne pas tricher, en louchant, je connais l’importance de donner des réponses honnêtes. Un disque tournant, avec un point rouge et un point bleu. Ils le bricolent méticuleusement, je dois dire quand c’est rouge et quand c’est blanc. L’examen traîne en longueur, des notes, des calculs. L’aimable assistant à la voix douce fait passer son doigt à plusieurs reprises devant mes yeux, je lui demande s’il vérifie les pupilles ou s’il soupçonne la syphilis, et je constate avec ahurissement que dans mon for intérieur je serais content s’ils ne soupçonnaient que la syphilis, « seulement » la syphilis. Non, il observe une vibration éventuelle du globe oculaire.
J’attends dans le couloir. H. me rejoint au bout d’une demi-heure, une enveloppe fermée à la main.
- Voici les résultats, Monsieur le rédacteur. Vous les présenterez à un centre hospitalier. Je vous recommande Korányi. Ils vous expliqueront la suite. Il faudra beaucoup d’autres examens. Ils vous enverront peut-être autre part. Aucune négligence n’est permise. Le mieux serait de vous y présenter dès demain matin. Et tenez-nous au courant, vous imaginez à quel point nous sommes avec vous.
- Merci beaucoup… très aimable… qu’est-ce que je voulais dire… vous savez n’est-ce pas que ces… ces saignements… peuvent être le signe d’une tumeur cérébrale…
Il me coupe la parole.
- Allons, je vous ai dit que cela peut signifier tout un tas de choses. Ça ne sert à rien de faire des hypothèses. Pour qu’il s’agisse d’une tumeur, il faudrait que vous ayez des vertiges et des vomissements et toutes sortes de réflexes… mais cela est exclu, depuis longtemps je ne vous ai vu si bonne mine. Donc, vous ne nous oublierez pas, n’est-ce pas ? Bon, je dois vous quitter maintenant, à bientôt.
Dès la cage d’escalier je décachette l’enveloppe.
Quelques
termes d’examens oculaires que je ne comprends pas. À la fin, en grosses
lettres, la sentence : « œdème
papillaire, une dioptrie et demie[1] à l’œil gauche, deux et demie à l’œil
droit ».
Je replace les résultats dans l’enveloppe décachetée. Je me mets lentement en marche. Mes pas sont étrangement légers. Tout, la rue, tout a changé… Mais là n’est pas le problème. De quoi devrais-je maintenant m’occuper ? Je remarque que mon pardessus est fatigué. Oui, je devrais m’acheter un pardessus, l’autre jour déjà… M’acheter un pardessus ? Non, non, cette fois il s’agit de tout autre chose. J’y suis.
Un quart d’heure plus tard je me trouve assis à la bibliothèque. Je sors quatre ouvrages, deux auteurs étrangers, deux auteurs hongrois. « Tumeurs », « Le cerveau humain », « Les maux de tête », « Altérations somatiques du système nerveux central ». Je m’énerve car les livres les plus récents ne sont pas disponibles. Le moins ancien date de trois ans.
Vers environ une heure et demie je sais à peu près ce que je voulais savoir. En passant mon pardessus, j’essaye de me le résumer. Des phrases tournoient devant moi. Une en particulier : « Tôt ou tard, ces tumeurs se révèlent fatales, c’est pourquoi l’ablation chirurgicale, malgré les statistiques défavorables à ce jour, est dans tous les cas recommandée du moment que le diagnostic, et surtout l’image aux rayons X, ne laisse aucun doute sur l’existence et la localisation de la tumeur. » Et une deuxième phrase : « Le taux de mortalité d’une intervention chirurgicale, en tenant compte de tous les éléments, peut être estimé hélas à environ soixante-quinze à quatre-vingt-cinq pour cent ».*
Je débouche sur le boulevard par la rue József. Où dois-je aller ? Ah oui. Avant midi faire un saut à la rédaction pour les épreuves, je dois aussi signer un reçu.
Mais pourquoi est-ce que je marche si lentement ?
Puisque j’ai à faire, je suis pressé, j’ai des choses urgentes à régler. Il ne s’agit pourtant pas de la clinique, je m’y rendrai demain. Cette fois il s’agit d’autre chose, je dois me mettre d’accord avec moi-même, de toute urgence, et je n’en ai aucune envie. Quelqu’un tambourine en moi, ironiquement et brutalement : c’est lui, je le reconnais, c’est p’tit moi, un petit homme insolent autonome, il se faufile en moi, « il s’y installe parfois, tantôt dans mon cœur, tantôt dans mes doigts, tantôt encore dans les replis douillets de ma cervelle » - p’tit moi que j’ai un jour découvert quand j’étais jeune, je l’ai appelé par son nom, p’tit moi qui, aux instants décisifs, quand j’ai découvert la vie, mon premier amour, quand j’ai cru en l’au-delà, se mettait à frapper, insolent et pressant : « eh bien ? Enfin ? Vas-tu regagner tes esprits ? Vas-tu cesser de faire le fier-à-bras ? » P’tit moi qui sera assis là sur le bout de mon nez à mes derniers instants pour me railler et me déshonorer, même alors : « alors qu’en dis-tu ? Vas-tu enfin te déclarer ? Ou bien tu préfères toujours remettre l’aveu à plus tard ? Au bénéfice d’une phrase bien ficelée, en guise de dernières paroles ? » P’tit moi gigote et me demande : « Alors ? Veux-tu dire quelque chose ? Je croyais que tu avais quelque chose à dire : parle enfin, canaille ! Donne au moins un signe ! Pourvu qu’il soit sincère – hurle enfin, pousse un cri, toi, trop lâche même pour avoir peur ! »
Mais je ne crie pas, je continue ma déambulation. Je m’arrête devant une boutique d’opticien, tiens, un sablier – j’ignore pourquoi, mais ces derniers temps j’avais absolument envie de m’en procurer un. Un beau sablier svelte, gracile, calibré sur dix minutes ou cinq minutes. Il ne coûte même pas trop cher.
Mais je ne l’achète pas, je continue ma route. Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tout est si éventuel, si invraisemblable ? Des immeubles et des magasins. Je les ai vus des centaines de fois. Pas des centaines, des milliers. Mais justement…
Avez-vous déjà remarqué qu’une ville peut sembler inconnue, étrangère, non seulement quand on la voit pour la première fois, mais aussi quand on la parcourt pour la dernière fois, avant un voyage, un exil, pour ne plus jamais y revenir ? J’observe mélancoliquement les enseignes, les vitrines familières me sont si douloureusement nouvelles, et le tout paraît rétréci, quasiment rabougri, comme quand nous revoyons la maison de notre enfance avec la cour et le jardin, et nous nous étonnons car nous les croyions grands et imposants. Et quand nous y revenons dans notre vie d’adulte, ce qui fait mal n’est pas la beauté et la magnificence de ce que nous avons perdu, mais la petitesse et l’insignifiance de notre enfance dont nous nous sommes nourris tout au long de la vie.
L’aimable secrétaire Láng m’accueille avec le sourire comme toujours, et de mon côté je tente de me ressaisir. Je plaisante avec Panni, R.Sz. entre, affichant son expression « jenseits vom Guten und Bösen[2] », si gentiment contrastant avec sa tignasse dense et flottante de révolutionnaire. J’aime en lui son intérêt pour les sciences naturelles, il ne se limite pas aux belles lettres comme les jeunes auteurs en général. Cette fois aussi nous discutons un peu de nos sujets préférés, les découvertes et les tendances de la médecine et du fait que le champ de bataille s’élargit : la lutte contre les maladies n’est pas seule à gagner du terrain, les maladies se réarment elles aussi.
- Moi, par exemple, j’ai une tumeur au cerveau, remarqué-je.
Il rit de bon cœur.
- Tu en dis des âneries pour un homme intelligent. Tu sais seulement de quoi tu parles ?
- Évidemment.
- Bon, je
comprends. S’il faut se choisir une maladie, tu te dois d’en avoir une
particulière, peu commune. Cette fois néanmoins tu pousses le bouchon un peu
loin. Je t’en propose une qui sonne mieux sans être aussi sérieuse : extrasystole ou dyshidrose.
- Non, une vulgaire tumeur au cerveau.
- Changeons de sujet. Nous parlerons de ça quand tu me montreras des résultats montrant des papilles congestionnées.
En un éclair je plonge la main dans ma poche.
- Je t’en prie.
Il lit la lettre, puis il la relit, il vérifie le nom du patient. Je suis seul à voir que son visage change de couleur. Je suis pas mal fier. Mais ça ne dure pas.
Il replie la lettre.
- Hum… - dit-il d’une voix éraillée - euh… amusant. C’est amusant, il faut le reconnaître. Hum… Je te rends ton courrier.
Il regarde sa montre.
- Oh, je dois dicter quelque chose… À bientôt.
Quand il disparaît, je m’adosse au canapé, je croise les jambes car le plancher s’est bizarrement mis à tourner sous mes pieds. Celui qu’on suspend par-dessus un parapet et qui tout à coup s’aperçoit qu’on va le lâcher, doit se sentir comme ça.