Frigyes Karinthy
"Voyage autour de mon crâne"
Sanatorium
Le sanatorium est distingué et silencieux, c’est le début du printemps, nous sommes à peine une vingtaine à habiter l’immense palais perché au sommet du mont Souabe. On ignore encore que je m’y trouve, deux journées entières passent dans une solitude complète. Des matinées difficiles, je ne descends même pas dans le hall, les nausées du matin ne se limitent plus à des crises passagères, la torpeur semblable à une perte de connaissance dure jusqu’à l’heure du déjeuner. Je croupis sans m’habiller, frissonnant au fond de mon fauteuil, et je regarde par la porte-fenêtre cette merveille, Pest et Buda, mirage improbable. Ma conscience restante s’acharne à se fixer sur deux points : je surveille mon estomac et mon cerveau, quand le premier se mettra-t-il en mouvement ? Pour me traîner jusqu’au lavabo, pour y trépigner de longs quarts d’heures, la tête penchée en avant – et quand le dernier m’abandonnera-t-il ? Pour que je sonne, vite, tant qu’il est encore temps. Mais je n’ai pas besoin de sonner ni d’appeler un médecin. Vers trois heures je me traîne jusqu’en bas, au réfectoire, je farfouille dans mon assiette en faisant l’important, puis je simule la sieste sur le canapé du couloir, dans la pénombre. Mais je n’arrive pas à dormir, la pensée fixe se met en branle, dedans, dans ma boîte crânienne, le projecteur commence à ronronner, et la salle obscure observe péniblement la rumination. Car le projecteur rumine bel et bien, il a fort à faire, il doit dérouler une pellicule décolorée, pas très bien exposée, d’il y a vingt ans, le mince ruban fait des nœuds, se déchire de temps en temps, se coince pendant des minutes. La prise de vue floue retrace les derniers jours de Gyula Havas. C’était un poète flamboyant, doué, de vingt-deux ans, un de mes admirateurs : cette partialité pouvait être aussi de l’admiration pour lui-même, puisqu’il y avait une forte parenté dans nos logiques et nos imaginations. Il revenait blessé de la guerre quand je lui ai rendu visite à l’hôpital. Il se vantait : dans la salle d’opération de l’hôpital militaire il avait fait ôter du même coup un lipome de naissance sur sa poitrine et le chirurgien y avait trouvé de drôles de choses, des poils, des débris d’os. Nous avons encore plaisanté : qui sait, quelque chose de nouveau, inconnu dans le monde des vivants, voulait peut-être naître là, un sixième sens, un émetteur magnétique – et nous avons inventé la radio. Mais vinrent des symptômes inattendus, des migraines, puis des paralysies, je m’en souviens très bien, c’est alors que j’ai entendu parler pour la première fois d’examen du fond de l’œil. Une tumeur avait grandi dans son cerveau. C’est lui-même qui me faisait des comptes rendus quotidiens. Il n’était pas vraiment désespéré, il était jeune, la curiosité était plus forte en lui que la peur, et de toute façon il ne croyait pas à la mort, tout au moins pas consciemment. Un matin il m’a récité avec entrain son dernier poème. Le poème se terminait avec ces mots, dans le style lyrique, nébuleux, pessimiste, mystique, décadent, à la mode à l’époque :
Je regarde au miroir
Longuement au miroir
Je déploie les deux bras…
« Tu sais, expliqua-t-il vivement, ceci signifie que je prends congé de moi-même. Pas mal, hein ? » Oui, le poème faisait de l’effet, il a plu également à notre ami commun, au poète merveilleusement noble, au meilleur du genre, Árpád Tóth, mais Gyula Havas n’écrivit plus de poèmes. D’abord c’est son cou qui s’est paralysé et s’est tordu – au moins à ce qu’il me semblait – puis ses jambes, il ne s’est plus levé, il restait couché en travers dans son lit, il parlait en chuchotant, en balbutiant, quand je lui rendais visite il essayait de plaisanter et de faire des clins d’œil, mais une de ses paupières ne lui obéissait plus, cet œil restait ouvert, la paupière immobile, donnant un peu l’impression d’une protubérance. Quand je l’ai vu la dernière fois en vie, il était totalement immobile, sa lèvre inférieure était retournée comme s’il riait. Et d’ailleurs il n’était pas de mauvaise humeur, il s’efforçait en haletant de caricaturer un de nos amis qui était passé une demi-heure plus tôt. Cet ami avait un tic nerveux au visage et Gyula Havas, le pauvre, s’efforçait de l’imiter avec de drôles de grimaces. Je l’ai ensuite revu à la mise en bière, son visage était horriblement déformé.
Je ne supporte plus ces efforts contraints, constamment renouvelés, pour bien projeter ces images. Je me traîne jusqu’au tram à crémaillère. Je m’assois sur un banc de la station. Dénes viendra peut-être avec le prochain tram, il m’apportera des nouvelles, cela fait trois jours que je n’ai même plus lu les journaux. Je pense aussi qu’il n’est plus possible de poursuivre ces journées vides, oisives, avec cette obsession de Havas : il faudrait travailler, je dicterai cet après-midi à Dénes. J’essaye d’ouvrir les yeux, j’arriverai peut-être à lire quelque chose dans mon carnet, voici justement un mot écrit avec quatre grosses lettres, il a l’air de m’appeler : « Móni. » Móni, Móni, qu’est-ce que ça peut être ? Il y a bien quelque chose à côté, mais je ne le déchiffre plus – ah oui, ça me revient, ma femme a plusieurs fois mentionné ce Móni en rentrant de la clinique où elle travaillait.
Móni, Móni, tout ce que je sais est qu’il s’appelle Móni, je ne l’ai jamais vu, pourtant, grâce à quelques mots récurrents j’ai de lui un souvenir continu, cohérent, et tout aussi sûr et achevé que celui du pauvre Havas. Pourtant Móni, à ma connaissance, vit toujours.
Un récit humoristique ? Non, ce n’est pas bon… une caricature peut-être… et je tente de composer quelque chose avec mes rares éléments.
MÓni
Il traîne quelque part dans la section
silencieuse de l’asile d’aliénés, dans les couloirs, il jette un coup d’œil
dans les salles, en été il se promène dans le jardin. Il n’inquiète personne,
il est rare qu’on l’entende parler. Depuis vingt-cinq ans il réside dans
l’institution, il est schizophrène, il a vu défiler ici plusieurs générations
de médecins et deux relèves de patrons. Mais Móni n’a
pas changé, il est la plus ancienne connaissance des infirmiers, des garçons de
salle, des malades à l’arrivée et au départ. De jeunes médecins le taquinent en
badinant, les nouveaux l’appellent également Móni,
personne ne se souvient de son nom de famille, mais ça n’a pas d’importance, ça
peut être Lefkovits ou Perl, peu importe. Il a dans
les soixante-cinq ans, mais ce n’est pas non plus caractéristique. Il a été
avocat, tout le monde le sait, on lui donne parfois du « Maître ». Un
malade expérimenté, qui a tout vu. Lors des séances pédagogiques, il s’amène
familièrement, il supporte avec ennui que le professeur explique son cas aux
étudiants et visiteurs avec métier et enthousiasme. « Observez, Messieurs,
ce regard typique, cette démarche – Móni, faites
quelques pas – un cas pathologique bien décrit, classique. » Móni regarde à gauche, à droite, s’ennuie, mais quand il
s’agit d’interrogation et l’étudiant semble coincé, il se retourne et de
profil, de sorte que le professeur ne l’entende pas, un peu honteux mais avec
bienveillance, souffle vite la réponse correcte, les critères de sa maladie,
dans la terminologie médicale qui s’impose.
Personne à la clinique ne se rappelle si Móni a
jamais reçu de visites. Il a perdu sa femme il y a longtemps, ses parents, s’il
en a eu, sont morts ou l’ont oublié. Sa maladie mentale étant inoffensive, on
le laisserait bien sortir de temps en temps, mais pour aller où ? Il n’a
ni argent, ni foyer, ni logement. Sa vie antérieure, dont tout le monde ignore
tout a été engloutie sans laisser de traces, telle l’Atlantide de la légende.
Les infirmiers sont surchargés, si on le laissait flâner seul en ville, il se
perdrait, il oublierait de revenir, la société ne le retrouverait plus. On
préfère donc laisser le pauvre couler ses jours et ses années en paix.
Pourtant jadis, avant sa maladie, il devait
être actif et ambitieux. En effet, Móni, cela peut
paraître curieux, est cultivé bien au-dessus de la moyenne, et sa culture reste
intacte. Impossible de la déceler de façon directe car Móni
parle peu, et quand les autres parlent devant lui, il a l’air de ne pas les
entendre. Mais, lui pose-t-on, pour raison médicale ou par curiosité, une
question dite « de culture », Móni donne la
réponse, même la question la plus difficile ne le prend pas en défaut.
Seulement sa réponse n’est pas directe : il murmure un bredouillis et dans
ce bredouillis il mêle la réponse correcte. On lui demande par exemple la date de la bataille de Leipzig. Móni se met à marmonner un galimatias dans le genre
de : « le lustre tombe s’ils tambourinent à l’étage, ce n’est pas à
moi qu’ils vont en raconter, porteur de fumier, millehuitcentquatorze, locomotive à vapeur. » Ou on lui
demande : « Maître, quelle était la principale exigence de Richard
Wagner envers l’art ? » Il se met à murmurer : « on peut
s’asseoir à quatre autour des gnocchis aux quetsches, les Tatars arrivent, il
faut vider la cuvette, Gesamtkunst. » Il ne cherche guère le contact avec les pensionnaires, ils ne
l’intéressent pas ou alors il ne les connaît que trop. Parfois il apparaît à la
section des agités, non parce qu’il est agité, mais pour le changement. Même là
il ne s’énerve pas, il observe avec une sage équanimité la carte psychique de
ce monde bariolé. Ma femme m’a parlé un jour d’un fou prénommé Laci. Ce Laci est un gars
dangereux, rusé, il sait qu’il est fou, il abuse de sa liberté relative et de
son impunité, conséquences de son statut. Un grand échalas, jeune, une petite
barbichette noire, pointue, un mélange étrange de Don Quichotte et de Lucifer.
Il fait des rondes en peignoir, ses longs bras croisés, il rase les murs
pendant des heures sur la pointe des pieds à pas de destrier sournois, comme
plongé dans ses aventureuses pensées, mais il s’avère plus tard que jamais rien
n’échappe à son attention. Il est comme une grande araignée à l’affût de sa
proie. Or chacun peut être sa proie, sa victime, s’il remarque qu’on peut lui faire peur. Il vise principalement les médecins
débutants en service pour la première fois à la section des agités, ou des femmes
émues sous l’effet du romantisme de la folie. Quand il en croise un, il se
ranime sans éclater tout de suite, il poursuit sa circulation rasant les murs
un peu plus vite, mais redoublant de prudence, tout en guettant du coin de
l’œil. Tout à coup, quand on s’y attend le moins, il s’élance, il se jette sur
sa proie, il pointe en un éclair ses deux doigts tendus au-dessus des yeux
– faire peur est plus important pour lui
que de crever vraiment les yeux, car
le spectacle de la victime terrorisée qui recule provoque son rire diabolique,
même s’il n’a pas réussi à la toucher ou si on l’a retenu à temps. Lors d’un de
ces assauts on a eu si peur que toutes les personnes présentes, y compris les
malades, se sont ruées vers la porte. Seul Móni a
gardé son sang-froid, n’a pas fait le moindre pas, ni n’a levé le regard, il a
simplement haussé les épaules et poursuivi sa rumination monotone.
Il ne gêne pas, il ne fait pas d’ennuis,
mais il a quelques désirs, idées fixes, auxquels il tient en toute modestie,
sans insister. Peut-être plus par habitude, parce qu’apparemment il ne remarque
même pas que ses désirs ne sont jamais satisfaits – les oublie-t-il, ou sait-il en secret qu’ils ne peuvent pas être exaucés ?
Qui saurait le dire ? Une de ses habitudes est de tourner autour du
médecin en visite, patiemment, sans éclat – mais dès que le docteur se dirige
vers la sortie, il se fraie un chemin, le rejoint et lui remet un petit papier.
Sur le papier une attestation écrite de sa main selon laquelle « le
patient numéro 17 (c’est lui) est autorisé à quitter l’établissement le
jour même ». Il tend le papier avec le geste de celui qui demande une
signature ou un cachet pour valider le document, afin de sortir fièrement en sa
possession. Si on lui rend son mot sans signature, il ne se plaint pas, il ne
dit rien, il le fourre dans sa poche. Lui connaissant cette habitude, certains
médecins signent le papier, ou font semblant de le signer
– ils savent fort bien qu’on ne le laisserait quand même pas sortir. Mais ce
qui est curieux, c’est que Móni lui-même a l’air de
le savoir : le mot signé, il le fourre aussi bien dans sa poche que les
autres, sans jamais tenter de s’en servir. Probablement une petite flamme de
conscience vacille au fond de son âme brouillée qui lui dicte qu’il ne s’agit
que d’un jeu.
Pourtant d’autres signes diffus prouvent
également que le désir de liberté n’est pas définitivement mort dans son cœur
fané. En été il baguenaude volontiers le long de la clôture, il saisit deux barres,
il fixe longuement le dehors et lui qui ne s’intéresse pas du tout aux
pensionnaires, scrute attentivement, minutieusement les passants, en fronçant
les sourcils.
En hiver il stationne parfois durant des
heures, courbé, deux doigts collés à la porte fermée – il ne dégage pas même le
passage au crissement d’une clé, l’employé qui entre doit souvent le repousser.
Il piétine, la tête baissée, il n’entend pas si on lui parle ou si on lui
demande de se déplacer. On a observé qu’alors il est préoccupé par la
serrure et par la poignée. Il ne tourne
pas la poignée de la porte, mais il tripote la serrure.
Et longuement, obstinément, comme ayant
oublié ce qu’il voulait, il sait seulement que c’est ici qu’il voulait quelque chose – de ses vieux
doigts tremblants il caresse
longuement, obstinément, sans rancune et même avec tendresse le trou de la
serrure.
Ma femme lui a un jour offert du chocolat
qu’elle était en train de déguster et elle a remarqué que le vieux était très
sensible à cette attention. Il n’a pas dit merci, mais lors de la visite
suivante ma femme s’est aperçue que le vieux avait gardé le papier d’alu du
bonbon de chocolat : il l’avait méticuleusement plié et le serrait dans
son poing.
Dès lors elle lui apportait souvent de
petites friandises, songeant que le vieux ne recevait aucune visite et que
personne ne lui adressait de colis.
Móni ne disait rien mais acceptait toujours le
cadeau puis rangeait et collectionnait les emballages. Sa confiance en elle
grandissait lentement mais sûrement : elle l’avait remarqué dès lors que
c’est exclusivement à elle qu’il remettait ses petites requêtes de libération,
en négligeant les autres médecins. Et quelquefois il la suivait à travers les
salles, plongé dans ses pensées, comme s’il voulait lui dire quelque chose.
Mais il restait muet, sans même répondre aux
questions gentiment badines ou plaisantant sous un air sérieux.
Une hypothèse a néanmoins germé dans
l’esprit de ma femme : ce patient cherchait le contact, maintenant qu’elle
avait réussi à gagner sa confiance.
Elle s’est donc mise un jour à l’interroger.
- Avez-vous aimé les petits sablés de
l’autre jour, Monsieur Móni ?
Móni, comme d’habitude, n’a fait que marmonner
quelque chose où il s’agissait des brosses à habit et du droit de vote
universel, mais en y incluant accessoirement que les sablés étaient bons.
Puis est arrivée la question médicale propre
à débusquer le lièvre, peut-être pour vérifier l’état de lucidité du
malade :
- Dites, Monsieur Móni,
qui suis-je ?
Móni a levé la tête un instant et cette fois,
peut-être pour la première fois, a répondu, certes de façon erronée, mais sans
les habituelles circonvolutions :
- Malvin Brüll.
Ce nom inconnu lui a mis la puce à
l’oreille. Quand, vers deux heures de l’après-midi elle est repassée par la
salle, il lui est revenu à l’esprit et elle n’a pas hésité à poser la
question :
- Monsieur Móni,
qui est Malvin Brüll ?
Et Móni releva la
tête et dit doucement et simplement :
- Ma mère.