Frigyes
Karinthy : "L’homme
volant"
sur
16 mai 1915.
Mon Dieu - je ne suis pas
prêtre et je n'ai pas la parole éloquente ; pas plus que je
n'ai vu ton visage et j'ignore comment tu es. Quand j'étais enfant on
m'a appris des prières mais j'ai déjà oublié les
paroles de la prière car je vivais au milieu de gens et l'on ne peut
communiquer avec eux qu'en langage humain. Je me trouve ici au bord de cette
tombe, je regarde autour de moi, hésitant, gêné, car je
sens que je devrais m'adresser à quelqu'un, à quelqu'un ou
à quelque chose qui n'a pas de nom – qui est brouillard ou nuage
ou ciel bleu ou soleil éblouissant ou nuit noire – quelque chose
qui englobe tout, chose que l'on sent quand on soupire ou on pleure. Si cette
chose s'appelle Dieu – mon Dieu, si tu es celui que j'ai senti que tu
étais quand j'étais enfant, celui qui comprend l'homme mieux que
l'homme – fais que je puisse croire en toi, fais que je puisse te parler,
non pour moi, mais pour quelqu'un qui n'a plus la parole.
Un homme frappe chez toi, qui est
encore si près de la terre qu'il nous est impossible de l'imaginer
esprit ou fantôme – il y a quelques jours encore il était
assis, jeune et fort, parmi nous, et en pensant à lui nous voyons
seulement un très cher visage aimable et des yeux qui rient. Mon Dieu,
Seigneur inconnu et puissant, si ton visage était terrorisant comme la
tempête et ta parole celle du tonnerre, je voudrais t’implorer,
gêné et balbutiant : accueille maintenant cet homme tel un
homme ; comme si toi aussi tu étais un homme, prends-le par la
main, souris-lui et parle-lui en langage humain pour qu'il puisse sentir que tu
l'aimes toi aussi, avec chaleur et émotion, comme nous l'aimions.
Prends-le par la main, caresse son cher visage comme si tu étais son
père – console-le pour ce qu'il a perdu ici sur la terre. Mon
Dieu, j'ignore si tu le connais tel que nous le connaissions – si tu as
vu son rire pur et chaud comme celui d'un enfant – si tu as vu ses yeux
sérieux lorsqu'il prenait des ailes afin de ne pas laisser moisir le
talent, ce métal noble que tu lui as donné, le laisser moisir sur
terre comme un marchand lâche et couard – mais de l'élever
parmi les nuages, le laisser briller dans le soleil brillant. Mon Dieu, je sais
bien qu'il n'était qu'un homme et à un homme il n'est pas
donné d'être autre que poussière – mais tu sais que
ce n'est pas toi qu'il tentait lorsque de ses ailes il battait ton ciel bleu.
Il voulait te voir de près – pardonne-le d'avoir beaucoup
aimé la vie. Accueille-le chaleureusement. Dis "bienvenue"
à celui à qui nous disons adieu.
Car nous te disons adieu, Viktor
Wittmann, notre cher, très cher ami – sans mots, simplement, en te
serrant la main ; comme tant de fois quand nous te suivions, le cœur
serré, décollant sous nos yeux – le cœur serré,
mais simulant une allègre indifférence pour te montrer la
confiance que nous avions en toi, pour te donner confiance. Oui, nous prenons
congé de toi comme si tu étais à côté de ton
fier aéroplane et lestement, le corps jeune et souple tu sauterais sur
le siège du pilote. Notre cœur tremble d'angoisse, nous voudrions
crier : Viktor, arrête, ne monte pas, regarde, il y a du vent,
ça va mal tourner – Viktor, reste avec nous, on ira quelque part
parmi des gens et tu oublieras que tu ne peux te sentir libre et heureux que
là-haut, même si mille morts te guettent d'en bas pour te retenir
dans la poussière dont tu es issu. Nous voudrions crier mais le mot
reste dans nos gorges – nous restons ici, tremblants, à te suivre
des yeux jusqu'à ce que tu disparaisses ; as-tu été
caché par un nuage ou est-ce que ce sont nos yeux qui s'obscurcissent de
larmes ? Nous sommes ici sur la terre grise et nous te suivons du regard
– jusqu'à ce que notre visage se ride, nos cheveux blanchissent et
notre tête fane ; nous regardons vers toi et nous ne te voyons plus,
nous savons que tu voles quelque part – jeune homme de vingt-six ans
entre les ailes d'un oiseau mécanique élancé ;
vingt-six ans pour l'éternité !
Adieu, Viktor Wittmann !