Frigyes Karinthy : "L’homme volant"
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le texte en hongrois
tire-bouchon
18 juin 1914.
Je vous raconte mon nouveau vol
à l'aérodrome de Rákos (sinon on ne se résigne
à dire le vrai que lorsque l'on n'a vraiment rien d'autre à raconter).
Le vol est peut-être la seule chose qui est intéressante ;
même s'il se produit véritablement, dans le vol il y a quelque
chose de faux, d'impossible et d'invraisemblable, même de nos jours,
après tant d'années. Cet homme aimable au visage triste et
d'humeur joviale Viktor Wittmann m'a "transporté" comme il a
coutume de le dire, il m'avait prévenu qu'aujourd'hui on ferait un
"tire-bouchon", ce qui est une manœuvre très
raffinée, la machine s'incline et descend en suivant une courbe
hélicoïdale. Un bel appareil biplan de type Lohner, léger et
élancé, un moteur de quatre-vingts chevaux vrombit furieusement
derrière son hélice, nous envoyant de l'air chaud dans la figure. Wittmann est
assis devant moi, il farfouille d'une main dans les manettes et lève
l'autre main : "Los !" Nous nous élançons
dans le champ à une vitesse de cent vingt kilomètres à
l'heure, je cherche mon souffle, je rentre la tête. Devant moi la grande
route accompagnée du chemin de fer glisse tout à coup et se
dispose de guingois. Je regarde vers le bas : des taches vertes courent
sous nos pieds puis une mare minuscule – deux Lilliputiens blancs
à tête rouge trottent sur la rive – ah oui, les deux
hussards que j'ai aperçus tantôt. Nous nous redressons
légèrement, les lignes s'arrangent en dessous de nous. À
gauche un dense nuage de fumée nous cache Budapest, au-delà
l'horizon est pur. Tout est coloré dans cet après-midi jaune
embrumé, des couleurs chaudes et fondantes, une douce cavalcade. Nous
grimpons en vrombissant, en fulminant. Deux minutes plus tard je me penche pour
regarder encore en dessous, la mare est toujours là mais je ne vois plus
les souris, à moins que ce ne soient ces deux cirons, ces deux
fourmis ? Oh, me dis-je, et mes tempes se mettent à battre. Comme
s’il y avait un peu trop d'air entre moi et la terre à laquelle
plus rien ne me relie. Là vraiment on ne montera plus, me dis-je
fermement comme si ça dépendait de moi. Mais on monte. Et
maintenant regarde, s'il te plaît, me dis-je brièvement :
regarde bien, s'il te plaît, et tiens-toi tranquille car tu voles et tu
es en altitude. Regarde et tais-toi, me dis-je, menaçant, s'il te
plaît ne me dérange pas car je n'aime pas ça. Est-ce que
ça me regarde si ta gorge est sèche ? Déglutis, et
c'est tout. Et ne me parle pas car de toute façon je ne t'écoute
pas, ne m'irrite pas – que dis-tu ? Tu as perdu la tête ?
Tu dis que tu te lèves maintenant et tu pousses un grand
cri – que tu attrapes un des câbles – et que tu te
défais de ton siège et pars te promener sur une aile –
qu'au bout de l'aile tu t'assois, tu balances tes jambes… Que tu
lâches ensuite le bord d'une main, tu ne le tiens que de l'autre et tu
es… Tais-toi, tais-toi, tu es fou, misérable, parce que je ferme
les yeux et je t'étrangle – ne veux-tu pas te taire ? Parle
d'autre chose, ne vois-tu pas que nous sommes toujours en train de
monter ? Tout a disparu… Les hangars… Où sont les
hangars ? Ils ne sont pas là. Parle, dis vite quelque chose.
Non… Ne parle pas de Legagneux… Ça ne
m'intéresse pas… D’accord, il est tombé, il n'a pas
fait attention, entendu… C’est une autre affaire… Ça
n'a rien à voir… Il n'a pas fumé, lui, il y a dix minutes
seulement, en bas, sur le bon vieux sol ferme, et n'était pas assis dans
un café il y a une demi-heure… Ou bien s'il y était,
ben… Tais-toi ! N’as-tu pas entendu que ça ne
m'intéresse pas ? ça
ne m'intéresse pas non plus que ce matin tu avais un drôle de
pressentiment quand, dans la rue froide et venteuse, tu as resserré le
manteau sur toi… Tu as reçu quelque chose dans ce coup de vent qui
te faisait penser que cette minute viendrait un jour, quand même,
vraiment : l'unique vérité, la réalité, comme
cette minute-ci… Tais-toi… Regarde le ciel qui s'approche…
Regarde le pilote qui est en pleine forme…
Wittmann se tourne sur le
côté, l'air sérieux et pensif il examine un câble.
Son visage ne reflète ni tension, ni énergie, ni
énervement : il regarde ce câble avec beaucoup de
sérieux et un peu de tristesse comme nous regardons la braise, assis
devant la cheminée dans une pièce silencieuse à la
tombée de la nuit. Il
est méditatif. À quoi peut-il penser ? Voit-il une
profondeur ou une altitude, ou pense-t-il à ce qui adviendrait s'il
fixait la gouverne d'altitude et s'il n'y touchait plus – et nous
filerions doucement, huileusement, toujours plus haut… Sept mille…
Huit mille… Puis plus rien, l'air vide d'air… Évanouissement
onirique… Et le réveil d'un rêve quelque part dans un
paysage inconnu, sous un ciel vert, atterri au milieu d'arbres inconnus…
Sur un autre astre… Deux hommes terrestres… Les yeux
écarquillés…
Tout à coup je l'entends
couper le moteur. Le vrombissement cesse, seule l'hélice siffle. Je le
vois se pencher en arrière, parler. J'approche ma tête. Je ne
comprends pas.
- Ovomaltine ! –
crie-t-il.
- Je ne comprends pas…
Comment ? Que se passe-t-il ?
- Je demande, hurle-t-il,
c’est quoi l'Ovomaltine ?
- Ovomaltine ? - Je
suis stupéfait.
- Mais oui, crie-t-il, cela
fait une demi-heure que je me casse la tête, qu'est-ce que c'est que
cette Ovomaltine que l'on produit dans l'usine devant laquelle je passe tous
les jours en tram. Je pense que ça doit être une sorte de malt
à l'œuf, mais pourquoi c'est bon ? Pour le calcium ?
- Ouais…
Peut-être bien pour le calcium… - Je crie, et j'éponge la
sueur de mon front.