Frigyes Karinthy : "L’homme volant"
en avion
25
mars 1915.
le huitième mois de la
guerre mondiale
On met le
béret, on attache les sangles des lunettes sur
Tenons-nous bien
à la barre des deux côtés, ne le dérangeons pas,
même d'un seul mot. Les deux bouts des ailes sont rouge ocre. Comme les
câbles sont tendus, comme tout est tranchant, comme tremble la carlingue
légère et nerveuse, comme tout est léger comme une plume,
mais avec quelle force. Là, il va sauter par-dessus ce tertre tel un
lévrier élancé et musclé. En un saut, oui, mais il
ne flotte pas encore, il embrasse encore le sol, le sable rabattu lui court
après, il n'est qu'une feuille de journal, il court un instant, puis il
s'arrête en hésitant, étonné, il se retourne et se
recouche paisiblement par terre.
Et maintenant
regarde : il saute. Avec quelle douceur il se détache des herbes
grisâtres, je sens la rotation rapide des deux roues en dessous de moi
puis, vu qu'elles ne moulinent plus que l'air, elles font encore quelques
derniers tours hésitants, superflus, juste comme ça, pour leur
propre plaisir, puis s'arrêtent et elles regardent en bas tout comme les
deux ailes figées, la carcasse de bois et moi. La polyphonie du
craquement, de la pétarade, du ronflement et du vrombissement, est remplacée par la voix d'un
instrument unique : l'hélice.
Nous montons. Oh,
comme l'air est beau, qu'il est beau, léger, fluide comme l'huile. Un
soleil d'après-midi arrose les champs et des brumes paresseuses. Les
couleurs brisées et crues se réconcilient en bas, le jaune
devient plus bleu et le bleu plus jaune : ils se fondent ensemble, les
taches pâlissent en tons. Nous montons.
Nous montons.
Est-ce une forêt ou un lac que j'ai vus un instant ? Des parcelles
divisées de formes géométriques tournent et
rétrécissent. Toi, mince coffret, es-tu une fiole de mon lavabo
ou serais-tu l'énorme citerne qui m'a donné le vertige à te
regarder quand je marchais à ton ombre ? Nous montons : en dessous
de nous l'air, le vide, la carlingue vibre et se tend, seules les ailes
tiennent bon, dures et solides, vers mes deux bras. Les ailes et la
carlingue : sur terre des joujoux, une structure bizarre en tasseaux
légers, ici une unique forteresse, un château par-dessus les eaux,
tel un cuirassé, sûr et effrayant.
Maintenant il
s'incline, nous nous inclinons légèrement et sans bruit comme le
cheval de cirque pendant son tour de piste. Un geste divin, immatériel,
aucune résistance nulle part, pas même celle de l'eau contre le
mouvement d'un nageur. Je sens que nous pourrions basculer complètement,
pendre la tête en bas, puis basculer à notre place dans un
mouvement rapide, élégant. Peut-être même sans
toucher la manette d'altitude ; je regarde la main du pilote, elle est au
repos, on ne la voit pas du tout bouger : dans ce milieu peu dense il
suffit peut-être que la pensée traversée par la
volonté parcoure ses nerfs en vibrant, qu'elle parvienne à ses
mains et la gouverne capte ce minuscule frémissement par ses filaments
nerveux. Le pilote n'a qu'à vouloir : tourner, monter, descendre,
et les nerfs d'acier de la machine perçoivent le courant
électrique de la volonté.
Maintenant il prend
son élan et pousse un cri ; je regarde en bas et
perpendiculairement, en dessous de moi je vois au loin des petites lignes
droites, des petits traits droits, ils bougent, ils tournent, ils se
disloquent. Un petit point blanc devant chaque trait étincelle au
soleil. Ils se disloquent puis se recomposent. Je sais, des soldats à l'exercice
à Rákos.
Les soldats font
des exercices – regardent-ils en l'air vers nous ? Non, pas de
répit, maintenant ils se déploient en tirailleurs, le soldat
regarde droit devant lui, arme au poing, baïonnette pointée.
L'officier peut-être – il gravit paresseusement un tertre, il
s'essuie le front un instant, il lève la tête, il acquiesce
consciencieusement dans notre direction, rassuré : les ailes
portent les couleurs rouge et blanc, ce sont les nôtres. Il s'est battu
trois mois dans le Nord, il a été blessé et maintenant,
avant de pouvoir y retourner, il forme les recrues. Il en a déjà
vu des avions, il sait fort bien quand il faut et quand on peut tirer dessus.
Il a vu deux fois tomber des avions russes, c'était des cibles faciles,
ils n'étaient pas trop loin, il les a descendus à balles. Un jour
un troisième est apparu au-dessus des Carpates, très haut et
très rapide, il a ordonné le feu mais quand il a
été plus près, il a vu que l'appareil était des
nôtres – il a immédiatement fait cesser le feu, ça
va, tout est en ordre, a-t-il dit à l'avion à haute voix et
celui-ci a continué de filer tranquillement, paisiblement par-dessus
leurs têtes pendant que l'officier se tournait vers ses hommes et leur a
commandé : "à droite, droite !"
Tout va bien pour
nous aussi, nous pouvons continuer de filer. Tout est si léger et pur
maintenant, le ruban étincelant du Danube serpente dans le brouillard
bleu et je vois qu'il se scinde en deux pour étreindre l'île de
Csepel. Nous flottons au-dessus du monde, l'horizon est immense, immense.
Voyons un peu où nous sommes. Une grande tache verte sous mes
pieds : c'est le Bois de Ville. Voici la ville – apprenons à
nous orienter, mon lieutenant. Là c'est l'avenue Andrássy et ici
ça doit être le château d'eau. Là c'est la redoute, et
ici le mont Gellért avec sa vieille forteresse. Elle ne vaut plus
grand-chose sur le plan militaire. Là-bas c'est
Monsieur
l'ingénieur… Cher Monsieur l'ingénieur… emmenez-moi
d'ici… Montons plus haut… Montons beaucoup plus haut… Car
j'ai encore quelque chose à dire… Nous ne sommes pas assez haut,
ils risqueraient de m'entendre… Deux mille mètres plus haut…
Et alors je regarderai s'il n'y a personne pour entendre… Et si tout ce
que j'ai vu bouger sur terre a bien disparu… Alors je me redresserai dans
mon siège, je me pencherai près de votre oreille, je formerai un
entonnoir de mes mains… Et, pâle de frayeur et de désespoir,
je vous confesserai mon horrible péché en chuchotant… Vous
entendez, Monsieur l'ingénieur ?… Je n'en ai jamais
parlé à personne, mais à vous j'en ferai ici l'aveu :
… Moi… Moi… J’aime ce grand monde sous nos pieds…
J’aime le soleil et j'aime le ciel… Ne me trahissez pas, ne le
dites à personne… Moi, j'aime la vie.