Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Berlin mange

Berlin, Mai

Berlin mange le conte de Hansel et Gretel a probablement été inventé à Berlin ; mais depuis une semaine que je suis à Berlin je dois me dire que  le conte imagine les deux héros principaux comme des étrangers. Pour ma part je suis enclin de supposer que dans l'attitude du héros nommé Hansel, l'auteur m'a directement pris pour modèle, moi qui arrive ici de la "Ville affamée" de Ferenc Molnár, à travers les forêts germaniques, mon papa et ma maman n'ayant pas assez d'argent pour me nourrir, et maintenant Berlin, l'ogresse au nez de fer, m'affriole dans sa cuisine avec l’intention de préparer un kugelhof de ma chair.

Cher papamaman Budapest, sais-tu qu'ici les maisons sont faites en kugelhof ? Au début je croyais qu'on galéjait mais ensuite j'ai mordu dedans, et je peux vous le jurer. Le Baedeker déjà m'avait surpris avec son étrange pathos, je n'ai rien lu de semblable auparavant que dans les poèmes patriotiques de Petőfi. « La rue principale de Berlin, dit le Baedeker, est la Friedrichstrasse, cette grandiose et brillante avenue qui, avec ses pignons fiers et ses ravissants palais de bière et de restauration (sic !), proclame l'envol de l'esprit allemand victorieux. » Et le Baedeker poursuit en odes similaires flamboyantes, claironne à travers une trentaine de pages avec la passion brûlante et le fier enthousiasme d'un poète, que Berlin a une trentaine d'autres palais de restauration sur la Potsdamer Strasse, avec ou sans bière Patzenhoffer, sur les différentes avenues, haïlli, haïllo. Au moins neuf cents autres palais gustatifs s'élèvent encore un peu partout, avec ou sans bockwurst ; et vous tous, ohé, Wotan et Niebelungen, sachez qu’à part au moins quatre cents automates de consommation ou palais de restauration avec ou sans les diverses salades, heil Dir im Siegerkranz[1], il y a encore les palais café à 10 pfennigs, avec ou sans plat chaud, et que sur l'Unter den Linden, Aschinger lui-même a douze palais kartoffelpuffer, trois palais de salade, quatre palais Malz ou Bräu et cinq ou six palais de saucisse avec des bières brunes, wer will des Stromes Hüters seyn ?

Tout cela m'a ému aux larmes, seule l'expression "palais" je l'ai trouvée un peu exagérée, mais j'ai dû reconnaître que le Baedeker ne mentait pas. Contrairement à l'amour germanique qui d'après la liste de domiciles et d'adresses de Schiller trouve à se loger très bien, même dans la plus modeste masure, l'appétit allemand, lui, a véritablement besoin de palais et même de châteaux et de forteresses pour bien s'épanouir, sous le même toit que la soif allemande, avec ou sans salade. Oh, dis-moi, quel est ce magnifique bâtiment là-bas ? - Je pose la question à mon compagnon sur le boulevard – avec ses fenêtres gothiques, ses piliers et ses portiques, rappelant les plus beaux jours de l'architecture hellénistique ? N'est-ce pas qu’il magnifie l'empereur claironnant les victoires d'anciens combats ? Ou est-ce un arc de triomphe construit à la gloire des idéaux immortels d'artistes défunts ? Ou est-ce le temple du chant germanique, le grand opéra où résonnent les accords majestueux de Wagner ? Ou est-ce un musée, car là-bas, derrière les fenêtres de cristal on devine des antiquités d'orfèvrerie et de raretés inouïes, les trésors d'une centaine d'anciens empires ? Ou bien encore la bibliothèque de Berlin, et cette ombre jaune, ce serait les œuvres complètes de Schopenhauer reliées de cuir ? Simplement le Palais de Justice ? Ou bien, avoue-le, je me trouve en face du Parlement allemand où l'on décide de la destinée de millions de personnes et ces urnes dans les fenêtres des étages gardent les cachets impériaux ?

- Tu te fais des idées – répondit doucement mon compagnon -, regarde mieux les inscriptions. Cette maisonnette-ci est un restaurant de la chaîne Aschinger. En bas tu trouves l'entrée de l'automate : tu y jettes dix pfennigs, il te sort un sandwich au poisson ou au jambon si tu préfères, ou bien une salade. Là, tu jettes une autre pièce de dix pfennigs et tu tiens un verre en dessous : tu as la bière de ton choix. Ce truc jaune, en haut à l'étage, est un plat de crabe de la Mer Baltique avec une sauce des pêcheurs, cela te coûte soixante pfennigs mais tu reçois avec du pain et une saucisse, ta saucisse, tu dois aller la chercher sous les deux chapiteaux ioniques au pied de l'arc de triomphe, tu appuies sur un bouton, tu longes la rangée des lampes à arc, des jeunes filles en blanc t'attendent sur l'estrade, ce sont elles qui t'offrent ton escalope viennoise avec la salade de pommes de terre. Veux-tu avaler des canapés au salami et aux cornichons ? Rentre alors dans la salle d'honneur, avance jusqu'au petit trône doré, jette dedans quinze pfennigs, le salami sort par en bas. Les automates de café s'alignent sur la galerie, sous un baldaquin, tu dois les essayer. Et puis, dans la galerie de cristal, tu trouves des pains de toutes sortes. Ce truc vert, là, c’est une salade  de crabe à la betterave. Ce machin mauve, ici, avec des points bleus, c'est de la langue de bœuf. Là-bas, le petit tas rouge, doré et jaune orange dans l'écrin de velours, que tu as pris naïvement pour des boucles d'oreilles et des colliers et que tu voulais acheter à ta femme pour dix mille marcs, est en réalité une plaisante petite salade de museau de bœuf au saucisson, orné d'anchois enroulés. Son prix est de vingt pfennigs. Il y a dedans un peu de saumon aussi qui se vend en face, au cinquième étage, dans cette tour où tu vois les deux nymphes assises avec leur harpe. Jette dedans dix pfennigs, il y a un ascenseur qui te monte et qui t'assoit directement dans un plat de salade. Le prix de l'ascenseur comprend le pain et un petit rafraîchissement.

Voulez-vous en savoir davantage ? Dans le même immeuble se trouvent encore deux autres restaurants, un Schultheisz à l'étage et une modeste petite brasserie. S'il t'arrive de sortir de la maison, pour que tu ne meures par de faim, il y a tout près la grande épicerie au coin, avec deux automates. Ah bon, tu as quelque chose à faire à la poste ? Ne crains rien, un écriteau fixé sur la grille du bureau de tri postal t'apprend : "Restaurant en face", il y aura bien quelqu'un pour t'indiquer l'endroit. Dans l'automate on peut déjà trouver de la soupe pour dix pfennigs, de la soupe liquide et de la viande liquide et des gnocchis liquides aux grattons. Ah oui ? Tu as déjà déjeuné ? Il te reste quand même une heure entière jusqu'au dîner, allons faire un saut au cinéma. Une séquence qui ne durera pas longtemps : les lumières s'allument et s'approche une de nos bonnes connaissances de Pest, un jeune homme avec un plateau, pour offrir un goûter. Tiens, un brave petit goûter bien complet. Des sandwichs au fromage et au jambon, du jambonneau et d'autres viandes, des salades. Toi, homme naïf, tu avais peur d'être obligé de suivre la séquence suivante sans bière ? Alors regarde bien devant toi, un trou rond sur le banc, pour y fixer la chope, on l'apporte déjà. Si tu n'as pas de serviette, tu peux toujours t'essuyer la bouche dans la feuille de chou du cinéma.

Je suis un peu étourdi quand je me retrouve dans la rue. Un homme vient en face, il m'offre des bananes : ma main va automatiquement chercher les dix pfennigs que je veux lui mettre spontanément dans la bouche car je l'ai un instant confondue avec la fente de l'automate. Berlin règle tout à l'aide d'automates : des automates distribuent la soupe, la viande, les pâtes, les cigares, les timbres, les cartes postales, les fruits. Et tout coûte dix pfennigs. La respiration aussi. Pour dix pfennigs on t'emmène au Zoo, on y respire le bon air, dans la ville il n'y a pas tellement d'occasions, déjà qu'on manque de temps, mais aussi si tu ouvres la bouche dans l'intention de respirer profondément, ton geste sera certainement mal interprété et quelqu'un y enfoncera une portion de salade, avec saucisse, on te versera peut-être la bière d'accompagnement dans ta poche, pour dix pfennigs. Au Zoo tu es relativement libre. Qu'est-ce que le Zoo ? Le Zoo, comme je le sais maintenant, mais je l'ignorais auparavant, est le bois de Berlin où j'ai demandé à un monsieur : « Ich bitte, wo komme ich hier zur Tiergarten ? »[2] parce que j'avais très envie de voir des animaux, alors, avec un large geste, il a désigné ses compatriotes qui se promenaient en venant de Unter den Linden, et il m'a dit : « Ce n’est pas loin. C'est ici. » Le zoo au sens strict s'appelle à Berlin "zoologischer Garten", le Zoo au sens large représente le grand parc où la population de Berlin va se promener après le déjeuner.

Après le déjeuner, dites-vous. C'est un moment de la journée très difficilement définissable à Berlin. Je suis arrivé ici à midi et le cheminot qui a contrôlé mon billet de train m'a salué en disant : « Mahlzeit », ce qui veut dire "heure de déjeuner". Tous ceux que j'ai rencontrés utilisent cette forme de salutation jusqu'à cinq heures de l'après-midi. À Berlin les gens s’interpellent durant cinq heures à propos de l'heure du déjeuner, apparemment de peur que l'interlocuteur ne le mange dans sa distraction. "Heure de déjeuner" se disent-ils sous la forme d'un morne avertissement, car n'est-ce pas, se souhaiter le bonjour ou le bonsoir n'aurait en soi aucun sens, alors "qu’heure de déjeuner" implique tout naturellement que le jour ou le soir est bon.

Je vais clore mes lignes, mon cher papa Budapest, tout en te souhaitant, selon l'heure de réception de ma lettre, une bonne heure de déjeuner ou de goûter ou de dîner, avec de l'eau-de-vie et une salade. J'envoie les dix pfennigs contre remboursement.

 

Az Újság, 19 mai 1912.

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[1] à toi la couronne du vainqueur

[2] Pourriez-vous m'indiquer la route du Zoo ?