Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MARCHE DU
MESSAGER
J’avais quand même très peur de la guerre, j’ai appelé le garçon
afin qu’il commande pour moi un messager, je veux envoyer une lettre au ministère.
Deux minutes plus tard apparut un envoyé de la société
« Magnat-boy ».
Un jeune homme grand, élancé, portant une
cape rouge sur son uniforme de général. Il s’arrêta devant moi, il salua, il
tira d’un geste un large cimeterre de son fourreau. Il dit :
- Vicomte, mon entreprise est à votre
service. Disposez de nous. Souhaitez-vous les conditions sans bandage, à piqûre
pleine ?
- Comment ? – demandais-je, et je
laissai habilement tomber mon mouchoir pour aller vite le ramasser sous la
table et continuer de là notre conversation.
- Il s’agit de votre adversaire à qui
j’aurai l’honneur de remettre votre chevaleresque message. Vous êtes
certainement informé que nous acceptons des missions exclusivement dans des
affaires chevaleresques. Nous réglerons votre affaire en cinq minutes ;
une fois que le duel aura eu lieu, pour chaque quart d’heure qu’une des parties
passe encore en vie, il conviendra de payer quarante fillérs, cinquante après
minuit, hors douane, avec colis, soixante-dix-neuf.
- Évidemment, je le sais. Alors s’il
vous plaît, courez vite non loin d’ici à Üsküb[1] et jetez le gant au Grand Vizir Sasoff. J’attends la réponse ici.
Le boy remit son cimeterre au fourreau,
claqua des éperons et partit. J’ai vite appelé un autre boy. Cinq minutes plus
tard se présenta un envoyé du service « Boy-fées ».
Ce dernier ne vint pas tout seul. Il fut
annoncé par deux hérauts, assis sur de blancs destriers, un long taragote[2] à la main. Un drap de brocard à broderie
dorée descendait du dos des chevaux, avec une lourde traîne que portaient six
pages. Venait ensuite le boy lui-même, en pourpoint de velours rouge, coiffé
d’une mitre d’évêque. Sa longue barbe blanche battait ses genoux. Il portait dans
une main une lyre dorée qu’il pinçait avec l’autre main. Le cortège se
terminait par douze jeunes filles en blanc, elles semaient des fleurs sous les
pas du boy et agitaient des encensoirs.
Le boy chenu s’arrêta devant moi, les
taragotes se mirent à sonner et le vieillard parla :
- Il était une fois, tu sais Pistike, il y a très longtemps et très loin, une
institution financière. Cette institution financière créa, sous forme de
société anonyme, une entreprise de boys, sans lésiner sur les moyens, pour satisfaire
les exigences du public budapestois. Il faut savoir que le public budapestois
adore la lumière et le luxe et n’hésite pas à dépenser pour ces futilités. Il
advint un jour, Pistike, qu’un rédacteur blond et
rêveur, ayant affaire avec quelqu’un, probablement avec la belle fée Ilona – peut-être lui voulait-il offrir un château
enchanté. Alors, Dieu sait comment et pourquoi, ce rédacteur blond et rêveur,
hip hop, téléphona à l’entreprise. Celle-ci lui dépêcha un de ces preux
hussards pour éteindre la vie du Portefaix à sept têtes qui dormait dans
l’embrasure de la porte de son café et transmettre ses salutations au rêveur
rédacteur aux yeux bleus. Là-dessus le hussard prit la route…
Je n’entendis plus le reste car je m’enfonçai
dans un sommeil profond. Je rêvai me trouver près de Csataldsa[3], sur un haut plateau, que les Serbes
voulaient occuper. Moi je protestai, j’arguai que ce haut plateau, je ne
pouvais pas le leur céder, ce ne serait pas juste, pour une insignifiante
affaire d’impôts, c’est lamentable qu’on veuille tirer le dernier haut plateau
de sous nos têtes. Mais un boy huissier turc répétait sans discontinuer que la
monarchie ne leur a pas réglé les trente-deux dardanelles
et dix-huit fillérs, c’est pourquoi il met la main sur le haut plateau et sur
mon pied gauche.
Je me sentis très embarrassé, mais mon
voisin, un homme vêtu de bleu, me souffla à l’oreille :
- Ne vous alarmez pas, téléphonez au
Boy Diplomate.
J’ai téléphoné et peu après apparut le boy
diplomate à écharpe.
- Je suis Berchtold,
capitaine messager de réserve. De quoi s’agit-il ?
Le boy-tsar bulgare se mit à discuter avec
le boy-diplomate. Ils se mirent d’accord pour lancer la campagne. Ils
téléphonèrent aussitôt au Premier Boy Franchisseur de
frontières, qui pour cinquante fillérs par quart d’heure franchit la frontière.
Le premier boy guerre macédonien a immédiatement mobilisé. Neuf corps d’armée
de boys-artilleurs avancèrent sur le rythme de la Marche du Messager. En à
peine cinq heures le destin de la guerre fut tranché pour soixante-dix millions
de fillérs par quart d’heure, dont le garçon de café empocha trente. Nous avons
occupé la Russie et nous avons intronisé Boy 1er pour être
tsar. Mais je ne pus aller jusqu’à la fin de mon rêve, car bientôt le boy
réveil se mit à sonner fort sur ma table de chevet.
Borsszem Jankó, 17
novembre 1912.