Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Nouveau
reportage du champ de bataille
(De notre correspondant spécial particulier sur le front, Luminion Vadorján Géri, énervé spécialement à cette fin ; ses éditoriaux colorés d’un goût dégénéré sont déjà bien connus de nos lecteurs ; il a cette fois décidé de présenter son style d’écriture autre aux lecteurs de A Pest, après avoir trempé son stylo dans l’expérience exceptionnelle du champ de bataille.)
À Vapeur-Vineuse, 21 novembre 1912
Dans la gare on charge des soldats bulgares dans les wagons d’un train de marchandises. Le ciel lilas est opalescent au-dessus de nos têtes – d’une teinte mixte inexplicable de jaune bleuâtre et de noir rougeâtre. Ainsi est le ciel en ce moment, ici, au-dessus de Vapa-Vinos où a eu orageusement lieu sous nos deux yeux aujourd’hui une des plus grandes batailles de l’histoire universelle – la bataille la plus horrible que je m’apprête à décrire pour les lecteurs de A Pest.
Il faut se hâter avec cette description, et ceci dans une fièvre violente, comme se hâtent les Walkyries enragées dans le grandissime opéra de Wagner. Je cherche avec enthousiasme les mots qui me permettront de rapporter les événements surexcitants des deux journées… Mon stylo halète dans son effort pour se frayer un chemin sur la piste lente et rugueuse du papier, tel une torpille sous-marine coincée entre des icebergs… Chaque minute, chaque seconde, compte ici – ici se sont tenus des Actes et une Réalité, on ne peut plus jouer avec les mots on ne peut plus chercher des épithètes pertinentes : c’est la Bataille, la Bataille que je m’apprête à décrire – pas de place ici, dans le spectacle effroyable des masses d’hommes qui s’affrontent, pour la vanité stylistique individuelle – ici il faut passer sans délai au sujet, sans tourner autour du pot, il faut rapporter en mots haletants, durs, rapides, ce qui s’est passé – et non fouiller dans le labyrinthe raffiné des expressions les mieux choisies, les éventualités jaillissantes savamment forgées, propres à donner le frisson d’un impressionnisme vagabond….
Ici, sous nos yeux, sous nos deux yeux personnels, privés, en mission spéciale, ces yeux qui au pays respiraient l’air enfumé des cafés de Budapest… ici donc, sous nos yeux, hier vers midi, le corps central de l’armée bulgare s’est déversé dans la vallée et a attaqué de front le corps d’armée turque.
De durs soldats bulgares. De vrais soldats… des soldats, comment dire, des soldats soldatesques. On comprend au premier instant qu’il s’agit de quelque chose de différent de tout ce qu’on connaissait auparavant. En face de nous, sur une colline, un soldat grand et large en culotte blanche à replis – il doit être un soldat de haut rang tellement il est grand. On voit parfois des hommes comme ça au café Palermo. Il ressemble à Dániel Jób[1]. Il regarde calmement devant lui. Il regarde. Droit, les membres allongés, rigides. Il regarde. Il regarde devant lui, au loin. Dans la direction du corps d’armée turque. À quoi peut-il penser ?...
Il pense peut-être à un matin de fraîcheur, dans un petit village bulgare, quand les cloches appellent à la messe… De vieilles femmes bulgares marchent dans le village bulgare… sa mère pourrait être parmi elles… elle aussi est une vieille bulgare, qui pense à son fils bulgare dans ce petit village bulgare… femme bulgare dans un village bulgare… c’est merveilleux, comme tout cela est merveilleux… de vieilles bulgares marchent dans un village bulgare…
Cet homme grand, c’est Sasoff, le chef des armées bulgares. C’est de lui que tout dépend en ce moment. On transporte une longue cohorte de blessés dans les hôpitaux bulgares, nous avons pu en interroger un, un de ces blessés.
Un cultivateur hâlé par le soleil, au visage soldatesque. Un shrapnell lui est rentré dans le coude. Il lève sur nous un regard fatigué, brisé, il souffre.
Avec l’autorisation de l’infirmier je lui pose quelques questions. Je lui demande s’il a mal au bras.
Il répond qu’il a mal au bras.
Il faut savoir qu’un shrapnell lui est entré dans le coude, c’est ça qui lui fait mal au bras.
Vite, avant qu’on l’emmène, je lui pose encore quelques questions.
Comment ce shrapnell est-il entré, est-il entré vite ?
Très vite, dit-il, tellement vite qu’il ne s’en est même pas aperçu, et il était déjà dedans.
Et quand est-ce que ce shrapnell est entré ? Était-ce quand il était face aux Turcs pour les combattre, est-ce là que le shrapnell est entré dans son coude ? – je lui pose encore cette question, vite, parce qu’ici tout le monde se hâte et se démène fébrilement, j’ai tout juste le temps de poser des questions rapides et marquantes.
Non, Monsieur le journaliste, dit le blessé, il y est entré quand j’étais assis chez moi avec la mère dans la cour arrière et je gratouillais la caboche de mon fils Pista, l’été dernier.
C’est terrible ! Il a déjà de la fièvre, il divague, le malheureux… Il ne verra guère le prochain matin. On l’emmène, de nouveaux blessés arrivent.
De nouveaux transports de blessés… à une allure accélérée, c’est une rivière qui enfle, parce que cette bataille sans pareille et inouïe a eu lieu hier, bataille à laquelle on n’a pas laissé entrer les journalistes, moi, c’est un représentant en vins qui me l’a racontée à Piliscsaba, au nord de Budapest, il savait à quoi ressemble une bataille, parce que son beau-frère en a vu une en 67, en Crimée, celle-là aussi était terrible…
Et au-dessus de toutes ces monstruosités brille l’aveuglant ciel balkanique… avec ses nuages monotones aux bords dentelés… et le ciel lilas est opalescent… et sa couleur est jaune foncé… ou plutôt bordeaux noirâtre… mais non, plutôt brune rougeâtre, avec des pois blancs… ou plutôt quand même une couleur ocre comme on en voit sur les chapeaux des femmes… oh, les chapeaux des femmes…
Borsszem Jankó, 24
novembre 1912.