Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

  

 

 

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ENQUÊTE DE NOËL

 

(Cette année à Noël nous vivons l’ère du Professeur Freud. En effet, des questions circulaires ont éveillé un intérêt tout particulier, celles posées à des personnages célèbres, dans le genre : « qu’avez-vous rêvé hier soir ? » Nous pensons rendre service à des quotidiens en collectant quelques réponses et en mettant le résultat de notre enquête à la disposition des chercheurs.)

 

I.

J’ai vu dans mon rêve une grande porte et j’ai crié très fort pour qu’on laisse entrer. C’est Géza Polónyi qui s’est amené et m’a menacé : cesse de faire du boucan, Gyula, ou je te file une baffe. J’ai trop d’ennuis avec toi. Alors j’ai attrapé Géza Polónyi, je l’ai bousculé et j’ai tant chialé que sa tête est tombée. J’ai eu peur et j’ai demandé à une chaise ce qui allait se passer. La chaise m’a répondu : n’aie pas peur puisque c’est István Tisza, et j’ai regardé, c’était effectivement István Tisza.

Gyula Kovács[1]

 

II.

 

J’étais assis au parterre du Théâtre Budapest. Un pauvre ermite m’a abordé et m’a dit en pleurant que dans sa solitude il n’avait vu personne depuis deux ans et m’a demandé un morceau de pain. J’ai répondu simplement que je regrettais, mais il n’y avait plus de place au parterre et qu’il devait monter au balcon. Alors il s’est présenté et a dit qu’il s’appelait László Beőthy.

Mátyás Feld

 

III.

 

J’ai rêvé que des hommes volaient au-dessus de ma tête, ils étaient énormément nombreux, ils s’efforçaient de m’aider à redescendre sur terre. Mais aucun d’eux n’a réussi, chaque fois ce sont eux qui tombaient en haut. Je suis resté seul en bas sur la terre, je roulais, fier et courageux, tout le monde en haut me jalousait et m’enviait, mais aucun ne réussit à descendre. Alors ils se mirent à crier « vivat ! », ils lançaient leurs chapeaux vers moi, et moi je roulais fièrement sous leurs têtes.

Un pilote hongrois

 

IV.

 

Dans mon rêve j’étais la Serbie et un rédacteur de presse ne cessait pas de me fourrer des journaux dans la bouche. Alors je me suis mis à grossir et à grossir, d’abord tous mes vêtements éclatèrent, puis je fis sortir la Bulgarie de ses gonds et je fis glisser la Monarchie dans l’Allemagne, sur quoi l’Allemagne qui était en train de dormir est tombée de la carte et a fait plouf dans l’Océan Atlantique. L’Océan Atlantique a débordé, a inondé la Suède, celle-ci, furieuse, a tiré sur elle la Flandre pour couverture, elle a même tiré un des coins de la Russie. La Russie a eu froid à un pied, ce qui l’a réveillée illico, et dans sa colère elle a administré une telle gifle à la Bulgarie que celle-ci s’est cognée au Caucase, s’est mise à chialer et a crié : « Tout est de la faute de la Serbie ! » Alors la Russie m’est rentrée dedans, m’a attrapé par l’oreille et m’a trempé dans la Mer Noire la tête en bas, ensuite m’a arraché l’oreille et m’a jeté derrière l’Albanie en hurlant : « Tu vas rester ici au piquet pendant cinquante ans, espèce de canaille ! » Alors la Monarchie est revenue boudeusement dans les Carpates, elle s’est couchée en rigolant et m’a montré hi-han. Alors j’ai soulevé Durazzo[2], je voulais la lui lancer à la tête mais je me suis réveillé.

Nikola Pašić[3]

 

V.

 

Je piétinais dans mon rêve devant le Théâtre Magyar. Il y avait des ouvriers qui démolissaient la façade arrière du théâtre et l’emportaient à l’autre bout de l’Avenue Andrássy et là ils l’ont remontée et ils ont encombré l’Avenue Andrássy de fauteuils, jusqu’au théâtre. J’ai interpellé un des ouvriers pour savoir ce qui se préparait, il m’a répondu qu’on préparait la représentation du « Loup » de ce soir.

Ferenc Molnár

 

VI.

 

Dans mon rêve j’étais tantôt un empereur romain, tantôt Caruso, tantôt une patère, tantôt une machine à vapeur dans l’industrie textile, tantôt deux chats et je jouais ensemble.

Gyula Csortos

 

VII.

 

J’ai rêvé que le deuxième acte du « Loup » n’est pas un rêve.

Frida Gombaszögi

 

VIII.

 

Quelle question insolente ! Les hommes se permettent vraiment tout.

Alba Nevis, poétesse

 

IX.

 

J’ai rêvé que je me promenais dans la rue bras dessus, bras dessous avec ma mignonne petite amie Sári Fedák, nous nous aimions éperdument. Eh bien, soudain, une grosse pierre est tombée du paradis, juste sur la tête de ma copine Sári, c’était vraiment horrible !

Sári Petráss

 

X.

 

Dans mon rêve j’étais avec Sári Petráss, nous buvions de la bonne eau fraîche et nous nous embrassions éperdument, oui, je lui administrais l’eau par petites cuillerées et je lui disais : bois, ma chérie, Sári, jusqu’à ce que tout à coup elle étouffe et meure.

Sári Fedák

 

XI.

 

J’ai rêvé de maïs.

Une adolescente de la campagne

 

XII.

 

J’ai rêvé que j’étais éveillé.

Un académicien

 

Borsszem Jankó, 29 décembre 1912.

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[1] Géza Polónyi (1848-1920). Homme politique hongrois ;

Gyula Kovács (1856-1944). Économiste.

István Tisza (1861+1918). Premier ministre hongrois ;

László Beőthy (1860-1943). Ministre hongrois du commerce ;

Mátyás Feld (1876-1953). Directeur de théâtre.

Nikola Pašić (1845-1926). Homme politique serbe ;

Gyula Csortos (1883-1945). Acteur hongrois.

Frida Gombaszögi (1890-1961). Actrice hongroise.

Alba Nevis : pseudonyme de Ilona Unger, poétesse érotique (née en 1886).

Sári Petráss (1888-1930). Primadonna d’opérette.

Sári Fedák (1879-1955). Tragédienne hongroise.

[2] Nom italien de la ville de Durrës, en Albanie

[3] Nikola Pašić (1845-1926). Homme politique serbe, premier ministre.