Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE NOUVEAU
PILVAX
À l’emplacement de l’ancien Pilvax on
vient d’inaugurer un restaurant. C’est un soir que j’y suis allé, il n’y avait pas
grand monde. Un jeune homme en dolman, en chapeau orné d’un stipa était assis à
l’une des tables[1]. Il ne m’a pas semblé inconnu. Quelques
livres à la couverture colorée traînaient devant lui.
Je me suis assis respectueusement à sa
table en l’abordant :
- Serviteur. Pardonnez-moi, il me
semble… vous avoir rencontré récemment sur la promenade le long du Danube.
N’était-ce pas vous, là, debout sur un roc désignant quelque chose vers le haut ?
- Tout d’abord, me dit
Monsieur Sándor, ne me dis jamais « serviteur »… Et il me tapa
l’épaule. - Il n’existe pas de serviteurs et pas de seigneurs !
Liberté, amour[2], je ne connais que ces trois-là !...
Dans mes bras, ménestrel !
Et Monsieur Sándor m’étreignit. je ne sus pas quoi dire à Monsieur
Sándor. À la recherche d’un sujet j’ai jeté un regard à ses lectures : il
s’agissait d’éditions de Petőfi, avec les essais Petőfi de Zoltán
Ferenczi[3].
- Est-ce intéressant ?
Monsieur Sándor toucha un des bouquins.
- Il a le foie hongrois et les
viscères hongrois, ce compère Ferenczi ! Il a réussi à mettre en avant
l’élément populaire que j’ai en moi, par le poignard de
ma-divine-maîtresse-bergère, cornegidouille ! Ça fait une demi-heure que
je le lis. C’est tout empli de douceur que je m’étais assis ici, voyez-vous,
parce que cela m’a fatigué, tout ce piétinement au bord du Danube. Mais ce
Ferenczi, quelle brillant populaire, nom d’une pipe – mon sang s’en est mis à
bouillir, tant il m’a échauffé avec sa façon d’expliquer mon poème « Le
berger va sur son âne » - il dit qu’il y a là-dedans de la flamme
populaire et de la simplicité et tout ce que vous voudrez. Parce que, vous
savez, moi j’ai déjà un peu oublié toutes ces choses. De Segesvár[4] je me suis rendu à Londres, puis à Paris,
j’y ai passé quelques années, je lisais, j’écrivais, je me suis plongé dans la
vie, j’ai écrit quelques beaux poèmes symbolistes – parmi les anciens je n’aime
plus que « À la fin septembre » - et j’avais l’intention de terminer
ces jours-ci mon long essai sur Swinburne[5], dans lequel j’analyse la légitimité de
l’aristocratie intellectuelle. Bref, cette tendance populaire m’était sortie
depuis longtemps de la tête. Alors hier, en rentrant à la maison, j’ai fait un
saut ici au Pilvax, et ces publications Petőfi
me sont tombées entre les mains. Je me suis mis à les lire – fichtre ! Par
les anges des brigands ! Cela m’a tant, mais tant enthousiasmé ! Je
n’ai jamais eu l’occasion de lire un si beau discours. Alors, mon jeune frère,
il fallait que je te dise tout ça, tu es ménestrel toi-même, tu as toi aussi
des viscères hongrois !
Il m’a encore tapé l’épaule.
- Alors, ai-je demandé en hésitant,
vous ne terminerez pas votre essai, Monsieur Sándor ?
- Le diable le fera, répondit Monsieur
Sándor. J’ai en revanche composé une ardente chanson populaire hongroise,
écoute-moi ça si tu es un preux.
Et Monsieur Sándor récita :
Dans
le vin est l’amour,
Dans
l’amour est ma vie.
Brune
est ma bonne amie,
Brune
elle est, pour sûr.
- Ça vous plaît, fiston ?
- C’est très beau, ai-je dit, c’est
si… si populaire.
- Je crois bien ! – s’écria
Monsieur Sándor en lançant une tarte contre le mur. Je sens que ce Ferenczi a
su me rendre à moi-même. Je composerai aussi une suite pour « Jean le
preux », j’ai déjà quelques strophes en tête.
- Récitez-les, Monsieur Sándor !
Et alors il récita :
Jean
s’enfonça de plus en plus profondément
Dans
la forêt profonde, Il s’arrêta souvent
Pour
une petite blonde.
La
petite brune, c’est ma petite amie,
La
petite brune, celle que j’aime, eh oui.
- Alors, qu’en dites-vous,
fiston ?
- C’est très intéressant. Il y a
dedans une atmosphère qui rappellerait votre chanson à boire précédente.
- Bien sûr. Comme dit Ferenczi, ce qui
est merveilleux en moi, fiston, c’est que cette petite brune inimitable,
simple, populaire, naïve, est le fil conducteur authentique de la totalité de
mes poèmes. C’est ça qui est merveilleux, mon frère ! Petite brune, ma
perle, dis-moi, tu m’aimes ?
Et Monsieur Sándor agrippa ma veste.
- Pardon, mais moi…, balbutiai-je.
- Oui, ma petite brune, persévéra
Monsieur Sándor, sans même m’écouter et il me pinça le bras, Tu m’aimes, je le
sais, tu ne m’oublieras pas.
Monsieur Sándor envisagea de me prendre la
taille. J’ai voulu vite détourner la conversation.
- Avez-vous lu l’article que Zoltán Szász[6] a écrit sur vous dans Nyugat ?
- Zoltán Szász ?
C’est aussi une petite brune ! – s’écria Monsieur Sándor et il tapa du
poing sur la table. – Cest bien vrai, même si ça
coûte ma chemise !
- Mais Mihály Babits…
- Celui-là aussi est une petite brune
– claironna Monsieur Sándor en sautant sur la table.
Je l’ai regardé, terrorisé. À cet instant
se produisit une chose inattendue et merveilleuse. La tête de Monsieur Sándor se
scinda en deux, la tête unique devint deux têtes et à partir de ces deux têtes
tout Monsieur Sándor se sépara en deux. Deux cous, deux troncs. La minute
suivante deux Messieurs Sándor se tenaient debout sur la table. L’un en dolman,
en chapeau orné d’un stipa, l’autre en simple jaquette. Ils se regardaient
émus.
- Que s’est-il passé – ai-je demandé
en frissonnant.
- Vos putains de gueules ! –
s’écria très amèrement Monsieur Sándor, celui au chapeau orné d’un stipa, il
jeta sa toque à terre. – Nom d’une pipe ! – ce Zsolt
Beőthy[7] a une fois de plus séparé en moi l’homme
et le poète !
Borsszem Jankó, 9 février
1913.
[1] Il s’agit de Sándor Petőfi (la révolution de 1848 ayant commencé au café Pilvax). Sa statue tient le bras allongé pour prêter serment.
[2] Pastiche de vers de Petőfi : « La liberté et l’amour / M’exaltent tour à tour. / Je donne ma vie, à l’amour. / À la liberté mon amour ! ».
[3] Zoltán Ferenczi (1857-1927). Historien de la littérature, spécialiste de Sándor Petőfi.
[4] Ville de Transylvanie où l’on suppose que Petőfi est tombé dans une bataille en 1849.
[5] Algernon Charles Swinburne (1837-1909). Poète anglais au références récurrentes au sado-masochisme et au suicide.
[6] Zoltán Szász (1877-1940). Journaliste.
[7] Zsolt Beőthy (1848-1922). Esthète, historien de la littérature.