Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LA DÉESSE ÉCRIVAINE
Peu
savent que la Déesse qui a procuré hommage et gloire à l’art théâtral hongrois
dans toute l’Europe, celle qui avec son couplet inoubliable, au
charme incomparable, « bisou, bisou, bisoute, la bibise »
– que cette déesse est aussi écrivaine.
Depuis
que la nouvelle revue Lueur Culturelle paraissant en deux
millions d’exemplaires, n’épargnant aucun sacrifice, s’est procuré en guise
d’éditorial le brillant petit chef-d’œuvre de la Déesse, intitulé « Je
déambule » ; depuis que la Déesse a commis son petit billet raffiné
« Et vlan, je balance moi aussi un coup dans la
littérature » dans un numéro spécial des Millénaires ;
depuis que le supplément de Noël du Bulletin Principal a publié
en fac-similé l’écrit de la Déesse adorablement charmant commençant par
« Allons donc… » – des millions et des millions de personnes sont
convaincues que peu savent que la Déesse est aussi écrivaine.
Nous
sommes heureux d’annoncer à nos lecteurs que, ne m’épargnant aucune fatigue,
j’ai réussi à persuader la Déesse d’écrire quelques lignes de ses souvenirs
pour notre modeste périodique. Pour que tout le monde voie ce que ne savent que
peu : la Déesse est aussi écrivaine.
J’allais
par les chemins…
Allons
donc, Monsieur le rédacteur, moi écrire ? Quelle idée ! Ça, je sais pas faire ! Mais au diable l’avarice, je
me lance ! (Comme elle est charmante ! Elle dit qu’elle ne sait pas
écrire ! Pourtant elle écrit ! Et dans quel ravissant style direct
quand elle dit « au diable l’avarice ». La rédaction.)
Sur
quoi j’écrirai, sur quoi je n’écrirai pas ?
Dois-je
peut-être écrire, scribouiller, sur ce voyage inoubliable que j’ai fait l’été
dernier en Scandinavie dans la voiture vert jaune de ce cher Muki Miltics – alors
allons-y, vlan ! (Allons-y, vlan ! Quel ton charmant et
espiègle ! La rédaction.) – Ça, c’était chouette !
Mais
alors les Scandinaves, c’est vraiment des gens mignons. Vous dire comment s’appelait ce village où un bel
après-midi ensoleillé Muki a arrêté sa
bagnole, j’en serais bien incapable (La description que donne Madame l’artiste
du village plongé dans le rayonnement du soleil est tout à fait
pittoresque ! La rédaction.), le principal est de dire qu’on s’est arrêté
parce que ma voilette blanche s’est déchirée et il fallait bien arranger ça. Je
portais ce manteau blanc drapé en crêpe mousseline dans lequel j’ai joué Pupuké, que le vieux chef a tant apprécié. (Comme elle
devait être belle ! La rédaction.)
Que
pourrais-je balancer encore pour caractériser ces Scandinaves ? Ils sont à
croquer ! Quand nous roulions dans la rue principale, trois adorables
garçonnets scandinaves se sont arrêtés, m’ont montrée du doigt, et l’un d’entre
eux a crié : « Tiens, là, une actrice ! Elle est
craquante ! »
À
Stockholm aussi j’ai retrouvé la même simplicité charmante et directe qui
caractérise tant partout le peuple scandinave. Ce qui m’a surtout étonnée,
c’est l’éducation correcte et l’intelligence des petis écoliers.
Avec mon amie nous avons visité une école où la maîtresse de la classe de CM2 a
demandé à une fillette : « Alors, ma petite, pourrais-tu nous dire où
se trouve la Hongrie ? » « Je le sais, a répondu la petite – ça
réchauffait mon cœur de patriote – c’est le pays d’où vient cette belle dame
aux grands yeux noirs ! » - et elle m’a montrée du doigt.
Je
n’ai pas manqué de la récompenser avec un bibi-bisou !!...
Bon,
ce n’est pas tout ça, vous attendez aussi autre chose, n’est-ce pas, Monsieur
le rédacteur ?! Je me le disais bien.
Que
ces Finlandais étaient aimables, charmants, spirituels ! À l’hôtel où
j’habitais nous avons reçu une petite chambre bien mignonne toutes les
deux, Málcsi et moi. Málcsi était en train de me tresser les cheveux, mes
cheveux méchants, têtus, que j’aime tant quand ils se redressent d’eux-mêmes en
mèches bouclées (Quels beaux cheveux ! La rédaction.), bref, elle
m’entortillait les cheveux quand tout à coup, qu’est-ce qui a été catapulté par
la fenêtre ?
Rien
d’autre qu’un bouquet de violettes !
On
le regarde, on l’examine, Málcsi et moi –
Barberousse, pamplemousse ! (Barberousse, pamplemousse ! – comme
c’est charmant et direct. Où a-t-elle appris tout cela ? Les génies savent
tout ! La rédaction.) – un papier, une petite lettre, qu’est-ce qui est
écrit dessus ? Il est écrit dessus : « À la plus belle artiste,
la plus charmante, la plus gentille, dont il n’y a qu’une au monde ! »
Je
leur en voulais d’avoir fait peur à Málcsi, mais
pas longtemps, ma colère s’est vite dissipée comme une bulle de savon. Une
bulle, bubulle, bububulle.
Au
retour nous avons rencontré mon cher vieux tonton Franci,
il nous a promis, parce que nous avions été sages, de nous faire faire un tour
en voiture. Où ça ? Hein ? Eh bien pas ailleurs
que dans la ville de Berlin. De là, si possible, nous prendrions un bateau pour
Le Caire.
La
joie était si grande ! Depuis si longtemps j’avais envie de voir
Berlin, la pittoresque !
Je ne peux même pas vous dire
tout ce que j’ai vu là-bas. Et j’ai fait la connaissance du Kronprinz le plus
chic, le plus mignon, le plus gentil, le tout petit prince François, celui de
tous les princes du monde qui sait dire de la façon la plus adorable, en
zézayant légèrement : « Ze vous baise
la main, Madame ! »
Fin mars nous étions déjà en bas,
à Alexandrie. Le petit mignon Kronprinz nous a accompagnées. Un horrible Arabe
tout noir nous a amené des ânes. On s’est beaucoup moqué de moi, tellement
j’étais maladroite et incapable de monter dessus. Cet Arabe n’arrêtait pas de
répéter « sahib, sahib », c’est difficile de marcher avec de si
petits pieds, ou quelque chose comme ça.
Mais les plus croustillantes
c’était tout de même les Pyramides. Il fallait tant grimper que j’étais tout
essoufflée, tout le monde m’a dit que j’étais toute rouge, même mon front a
rougi deux centimètres et quatre millimètres plus haut que d’ordinaire ;
elle était très haute cette pyramide au nom bizarre, je ne sais pas combien de
milliers de mètres. Et à peine suis-je arrivée au sommet que ce méchant
Kronprinz m’a fait très peur. Il a jailli soudainement d’un trou noir et m’a
saluée : « Ze vous baise la main,
Madame ! »
J’ai failli mourir de peur !
Nous avons vite repris la route
vers chez nous, puis nous étions chez nous. Ai-je bien fait ?
Et voilà. Elle est comme ça,
notre actrice. Elle est tout de même l’actrice la plus chère, la plus gentille,
la plus charmante, en tant qu’écrivaine aussi. Elle est la seule à avoir une
plume aussi charmante et directe. Que la flèche du mignon petit dieu jouant de
son charmant chalumeau au sommet d’un adorable saule princier lui sculpte ses
petits ongles peints en rose qui font danser sa plume charmante ; tous les
dix.
Az Újság, 2 avril 1914.