Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Littérature… einzzweiübt !

 

(Comme chacun sait, dans le but de faire contrepoids au roman intitulé Quo Vadis Austria ?[1], le ministre de la guerre a chargé Rudolf Krisch, capitaine au huitième régiment d’infanterie, d’écrire un autre roman en réponse à celui-là.)

 

I.

 

- Herr Major, melde gehorsamst, beim Rapport erschienen.

- Repos ! On a reçu un ordre du ministère de la guerre : le huitième régiment d’infanterie doit faire une sortie contre ce… euh… comment s’appelle… contre ce Quo Vadis Austria ?.

- Contre l’Autriche ?

- Minute. Je n’ai pas encore tout compris. Ils nous ont aussi envoyé un livre, disant qu’il s’agit de cela. Donc. Capitaine, vous travaillez à la Chancellerie ?

- Au bureau de la réserve.

- Donc. Capitaine, vous vous y connaissez aux livres, et cætera. J’entends par ailleurs que vous êtes un brave soldat, par conséquent j’exige que d’ici trois semaines vous me présentiez en grand uniforme ce… euh… un roman de la réserve de façon à ce qu’il soit à même d’encercler en tenue de campagne le roman de guerre hostile dont le titre est Quo Vadis Austria ?, de le faire sortir de ses positions et de le forcer à capituler. Verstanden ?

- À vos ordres, pas tout à fait compris.

- Alors écoutez. Les conditions : étant donné un roman, écrit en Allemagne, qui en tenue de campagne, dans le cadre de l’artillerie… je veux dire d’une liaison amoureuse tout à fait intéressante fonce vers l’Autriche, attaque le militarisme. La mission : écrire rapidement un roman, lancer une charge de cavalerie du côté opposé du même champ… je veux dire avec aussi une complication amoureuse, pour qu’il soit intéressant. C’est ainsi que c’est écrit dans l’ordre reçu ce jour, si je l’ai bien déchiffré, et ils ont encore ajouté que les éléments suivants seront nécessaires : 1. beaucoup d’action, 2. de beaux dialogues, 3. des descriptions poétiques, 4. des situations pittoresques, 5. une bonne chute. Verstanden ?

- À vos ordres. Compris.

- Alors notez bien tout cela dans vos carnets, Capitaine, pour qu’il ne subsiste pas de malentendu. Si vous avez besoin de quelque chose, signalez-le au fourrier de la compagnie, pour qu’on vous le délivre. Hm… pour le moment je ne sais pas avec certitude si… s’ils ont tous les accessoires qu’il faut au magasin. On a récemment fait livrer de l’encre, du papier, mais j’ignore s’il leur reste de ces "situations pittoresques"… et de ces "descriptions poétiques", vous y connaissez quelque chose, vous, Capitaine ?

- À vos ordres, je vérifierai.

- Bien. Et s’il n’y en a pas, il faut envoyer quelqu’un chez les Écrivains et les Journalistes, et en acheter quelques-unes… Pareil pour les "complications amoureuses", dans des boîtes de conserve résistantes, des gourdes. Prévoyez un ou deux sergents pour aller les chercher. Bref, dans trois semaines à six heures du matin, le roman est ici dans la cour, en treillis, en ordre de marche, prêt à l’assaut… euh… à l’inspection romanesque. Verstanden ? Abtreten ! Rompez !

 

II.

 

- Herr Major, melde gehorsamst, beim Rapport erschienen.

- Alors. Il est prêt, le roman ?

- À vos ordres. Le voici.

- Combien de kilos ?

- Deux et demi.

- Donc le tiers du poids du Mannlicher 95. Bon, on verra s’il fonctionne. Où est l’action ?

- À la page cent quinze.

- « La belle Malvin regarda profondément le colonel dans les yeux et dit : Je suis à toi, Ödön, tu as raison… c’est toi qui avais raison… on peut très bien manœuvrer avec des batteries lourdes à condition que l’artillerie soit placée derrière la ligne de départ… oh oui, Ödön ! » Bon, ça va. Un beau dialogue ?

- Cent treize.

- Ici ! C’est un peu long : ça devient visible trop vite de loin, or il ne faut pas offrir une cible aux critiques. Il convient de se mettre à couvert. Verstanden ?

- Ce sera raccourci. Au demeurant il est question de couverture dans la description poétique aussi, page soixante-dix-huit. Je décris là une couverture dont se sert Malvin.

- Et à propos des situations pittoresques ?

- Six cent quatorze. Le héros du roman, un lieutenant-colonel des sapeurs en exécutant une Rückwärtskonzentrierung, grimpe à un arbre pour observer l’ennemi, alors il ramasse un shrapnell dans la tête, ce qui le fait tomber, mais son pied s’accroche aux branches et c’est la tête en bas qu’il trouve le moyen d’écrire son rapport, pendant qu’un rossignol trille dans l’arbre et de petites coccinelles s’embrassent dans l’herbe.

- Hm, hm. Bon d’accord, mais la chute ?

- Dernière page, la page huit cent trente. On apprend que le comte qui croyait…

- Jarnidieu… C’est mauvais… Il me faut une chute !... Une chute qui s’entende… Il faut autre chose…

- À vos…

- Laissez ça… verstanden ? Ici, à la dernière page, il faudra fixer une clavette à fermeture à pression, avec une cartouche de Mannlicher, verstanden ? De façon que, quand l’ennemi ouvrira la dernière page, la détente actionnera d’elle-même le tir, la cartouche sautera automatiquement dans le ventre du lecteur… verstanden ? Ça, c’est une chute, ventrebleu ! Pas ce que vous faites, vous, UnglücklicherSkandal que vous ne soyez même pas capable d’écrire un roman comme il faut, même ça, c’est moi qui suis obligé de vous l’expliquer. Demain matin vous êtes ici pour m’apporter le roman transformé. Abtreten ! Rompez !

 

Az Újság, 14 juin 1914

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[1] Quo vadis Austria, ein Roman der Resignation, Roman de Gustav Sieber, paru en 1913.