Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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ACROBATES

 

 

Pégoud ! Pégoud ![1] Que mes lèvres ivres encensent ton nom confondues avec des centaines de millions d’autres ! Avez-vous entendu ce qu’a fait ce Pégoud ? Ein Mordskerl, der Pégoud ![2] Vous l’avez sûrement entendu, les journaux en ont parlé, ils ont publié des premières pages et des descriptions d’ambiance, ce que nous, journalistes, appelons des « colorés ». Mais on ne répétera jamais assez ses exploits : avec son avion il a fait des loopings, il a volé sur la tête, il a volé sur le dos, il a plongé sous la surface de l’air, et il a tenu pendant dix minutes sans eau. Nous le suivions les yeux exorbités et le souffle coupé, nous, troupeau plébéien, lâche racaille, nous, public loqueteux, la langue nous en pendait quand on l’a vu sortir de son avion pour poser son pied victorieux sur notre cou maigrichon, poltron, dégénéré !

Ô, jeunesse qui t’élèves pour suivre un jour les traces de cette génération et prendre possession de ce que nous construisons pour toi ; ô, jeunesse dans les écoles et les ateliers, étoiles de l’avenir, fiers arbrisseaux, écoutez nos paroles ardentes. Je vois, je vois l’avenir, comme Kepler – je vois le futur victorieux et glorieux ! Avec mes yeux de visionnaire je vois dans vos rangs ce jeune qui surpassera même Pégoud : il ne fera pas seulement des loopings avec son avion, il se mettra aussi debout sur le siège de son appareil, il prendra en main deux ou trois assiettes, deux couteaux et un réveille-matin, il lancera tous ces objets en l’air et il rattrapera ces mêmes objets sans en laisser tomber un seul, ô, jeunesse qui t’enthousiasmes pour toutes les grandes idées, comprends donc bien : il ne laissera pas tomber un seul objet, il les rattrapera tous, à bord de son avion – sans manquer d’avaler en même temps un petit rien, un sabre, alourdi d’un peu de filasse, aucun trait de son visage ne remue sous son maillot rayé jaune, pendant que des paillettes brillent sur ses paupières, entrez, entrez, Mesdames, Messieurs.

Oh, je vois, je vois le héros – car il y aura celui qui montera l’avion à cru, en costume de cow-boy, faisant même claquer son fouet – sur un avion dompté spécialement à cet effet qu’il sera seul à savoir chevaucher, parce que si un autre tentait de le faire, alors il lui administrerait une ruade de son moteur, il claquerait de ses ailes à pulvériser le téméraire ; le prix en serait de trois mille forints, et le cavalier téméraire acquerrait le million du Prix Nobel que l’on affichera l’année prochaine pour un avion sur lequel on ne pourra voler que la tête en bas.

Et il y aura aussi, oh, je le vois, si l’Esprit humain et le bien-être public poursuivent sur la voie du progrès, il y aura celui qui placera aussi sur son avion une échelle, sur cette échelle il y aura une chaise, sur la chaise se tiendra un éléphant, un petit chien montera sur le dos de l’éléphant, sur la tête du petit chien il y aura un violoniste qui jouera de son violon, mais avec le pied, pendant qu’avec ses dents il tiendra en équilibre une barre, aux deux extrémités de cette barre pendront deux aviateurs qui jetteront des baisers à la tête de l’Humanité, pendant que l’appareil volera.

Et il y aura un ingénieur qui construira une ultratour de Pise qui se tiendra sur la tête, et un ascenseur montera dans la tour, il pendouillera au bout de deux ficelles ; l’ascenseur en fonctionnement chantera automatiquement « youkaïdi, youkaïda ».

Et il y en aura aussi, oh, je crois en l’avenir, au salut du genre humain, il y aura des grands palais et des grands immeubles d’habitation où, lorsqu’on y entre pour se coucher, la fenêtre s’éclaircira et trois anges apparaîtront dans le jardin et aussi une cascade fantastique, deux mains qui se tiendront, foi, espérance, charité.

Et nous aurons des locomotives rapides dont les roues seront remplacées par des hommes élastiques sans os, du célèbre « Four Withoutbones Brethren »[3], que la direction magnanime de la MÁV, les chemins de fer de Hongrie, n’a embauchés dans sa générosité que pour une courte période, jusqu’à douze heures, ensuite cabaret, vente de bière et de vin sur le trottoir aussi.

Et il y aura un médecin qui à notre ébahissement à tous dans la liesse générale découvrira le bacille du choléra sauteur en hauteur, capable de sauter par-dessus une petite baguette, avec un béret rouge sur la tête, et pendant qu’avec une main il fera tourner des ballons, avec l’autre main il infectera en deux temps trois mouvements douze personnes dans le sens de la longueur et deux autres en travers.

Il y aura tout, il y aura tout – parce que grâce à tous les sacrifices et grâce aux prix des concours, même si nous n’avons pas pour l’instant un avion qui ne retombe pas nous avons déjà des avions qui ne retombent pas de cet avion, délabré, partout fêlé – ou s’ils retombent quand même, ils tombent sur les pieds, au pire c’est seulement quelque lâche qui tombe plutôt sur la tête.

Moi je suis encore le fils d’une génération ancienne, bâtarde, dégénérée, au crépuscule d’une époque ramollie – mais je vois l’avenir, je vois l’écrivain qui piétinera nos traces et qui, écrira cet article que je suis en train d’écrire tout simplement, assis sur une chaise, il l’écrira debout avec une oreille au sol, tout en tournant, pendant que du pied gauche il maintiendra en l’air deux acrobates, et avec l’autre main il portera un tonneau de bière en équilibre. Grand succès assuré – article retentissant !



[1] Célestin Adolphe Pégoud (1889-1915). Aviateur français.

[2] Quel rude gaillard, ce Pégoud !

[3] Les quatre frères sans os