Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
un
petit fait divers très ordinaire
Hier
le journaliste s’est trouvé présent sur le lieu et à la minute même où un fait
divers en tant que tel s’est produit. C’est ce qui explique que cette brève de
la rubrique des faits divers a donné naissance à un article. La vieille dame, Mária Proskó, portait à la main
un savon de marque Schicht qu’elle venait d’acheter
Avenue Gyáli pour deux sous. Un beau tramway jaune
arrivait en face. Au même moment est sortie d’un virage du Bois du Peuple une
automobile à bord de laquelle se trouvait le journaliste. La vieille ne
s’intéressait guère à l’automobile, pourtant elle aurait bien fait de regarder
à quoi ressemblait l’homme grâce auquel Mária Proskó n’est plus simplement une brève de fait divers mais
un article. D’un autre côté elle n’avait plus tellement le temps.
Une petite fille marchait à ses
côtés, elle courait plus vite, alors la vieille s’est sagement allongée sur les
rails, vu qu’il était évident qu’elle n’avait plus le temps de rebrousser
chemin ; le pas qui aurait suffi pour qu’elle dépassât la voie des deux
pieds, ce pas ne pouvait plus être remplacé par les centaines de milliers
d’autres pas que Mária Proskó
avait faits pour traverser à pied toute sa vie misérable, un savon Schicht à la main.
Puis un petit laminage comme
lorsque deux roues dentées s’engrènent, le corps de la vieille et la roue du
tramway grésillent ensemble. La roue, au prix d’un certain effort, réussit à
achever son tour sans s’élever du rail, pendant que Mária
Proskó glisse en douceur sur le côté. Le tramway
finit par s’arrêter, le wattman saute, il déplace un peu son attelage en marche
arrière. La roue attrape une fois de plus Mária Proskó et la lance sur la voie comme une toupie. Maintenant
elle est modestement couchée sur les rails. Elle tire un dernier coup sur sa
tête qui repose maintenant sur une pierre. Ses deux jambes sont maladroitement
accrochées, comme par pudeur. Le savon jaune luit dans sa main. Pur savon Schicht, c’est écrit dessus. Elle tourne boudeusement le
visage vers le bas, pourquoi regarde-t-on ses viscères qui se répandent sur le
rail ?
…Qu’est-ce que vous regardez,
imbéciles ?! Je n’avais à faire qu’un pas de plus et vous n’auriez rien à
regarder maintenant. J’étais un héros, je voulais finir de traverser. Je
voulais faire montre de la différence entre la Force Vitale et une stupide
machine : je voulais présenter comment la Vie fière et responsable est
capable de vaincre la Matière stupide et inconsciente. Bon, ça a raté une fois
de plus. Mais c’est trop facile pour vous de faire le badaud autour du tramway
arrêté et de mon corps écrasé, sans ressentir la peur : vous n’avez pas
vu, vous, la Matière qui filait, grinçait et piétinait, les yeux sanguinaires
et la gueule ouverte. Honte à vous…
Le journaliste se retourna et une
centaine de pas plus loin vit Mária Proskó qui avait réussi à faire ce pas supplémentaire. Elle
était déjà cent pas plus loin, avançant à son rythme. Elle ne ressemblait pas
du tout à l’autre.
A Nap, 8 octobre 1911.