Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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DRAMES ADMINISTRATIFS

 

PROPOSITIONS SÉRIEUSES SEULEMENT,

SOUS PSEUDO « LITTÉRATURE »

 

Très honorée capitale,

 

Je lis dans la presse que L’Association de Secours aux Pompiers lance un concours d’écriture pour un drame qu’elle pourrait monter avec son propre personnel, qui dans la mesure du possible doit servir les intérêts des pompiers et qui aurait un rapport, si possible, avec l’extinction des incendies. J’ai l’honneur de vous proposer un certain nombre de thèmes de drames avec lesquels je souhaite participer à ce concours. Dans le même élan, court-circuitant un concours similaire de l’Association des Postiers et un concours similaire de L’association des Maîtres-Nageurs qui ne devraient pas tarder à être lancés, dès à présent je joins ici une esquisse de drames pour elles aussi. Je me suis tellement senti enthousiasmé par ces problèmes qu’après quelques retournements, j’ai surgi de ma tombe pour les mettre par écrit.

Respectueusement,

Guillaume Shakespeare, auteur dramatique.

 

3 pièces jointes.

 

 

 

I

EMBRASÉ

(Manuscrit pour les pompiers)

 

1er ACTE

 

Embrasé, jeune homme danois, est d’une nature pensive. Au début on n’aperçoit pas sur lui à quoi il réfléchit, on voit seulement qu’il est profondément perdu dans ses pensées. Son père et sa mère aimants ne cessent de l’interroger. Par ruse et pour ce soit plus difficile à deviner, il prétend réfléchir au meurtre supposé de son père et qu’il soupçonne son beau-père d’être l’assassin, pour pouvoir épouser sa mère. Maintenant il est chagriné par ce qu’il aimait son vrai père d’un amour ardent.

 

2e ACTE

 

Son amour est de plus en plus ardent, jusqu’à finir par s’enflammer. Fort heureusement les braves pompiers se trouvent à proximité. Embrasé est en train de réciter un monologue commençant par « Éteindre ou ne pas éteindre », et lorsqu’il en arrive au passage « dans mon cœur je sens un feu ardent », le son d’un clairon retentit soudain et apparaît Laërte, le commandant des pompiers du 10e arrondissement, avec quelques braves gars. Ophélie, la chérie d’Embrasé, devient folle de terreur et se met à chanter à tue-tête. Le commandant des pompiers utilise l’échelle de la tessiture d’Ophélie pour grimper à l’étage et commencer à éteindre la flamme.

 

3e ACTE

 

L’exercice est couronné de succès. Ils ont localisé le feu, et Embrasé, ému aux larmes, peut enfin exprimer à quoi il réfléchissait. Il réfléchissait en effet : comment est-il possible que l’Association des Pompiers, après trois années de travail assidu et à la veille de leur quatrième assemblée générale, ne possédât toujours pas une mutuelle de secours qui devrait soutenir ses adhérents d’un montant de 100 à 120 couronnes par mois. Sur ce ils font tous la paix et ils éteignent toutes les bougies.

 

 

 

 

II

ROMÉO ET JULIETTE N., CONTRE REMBOURSEMENT

(Manuscrit pour les postiers)

 

1er ACTE

 

Roméo, fils d’un riche fabricant vénitien de machines à écrire, tombe amoureux de Juliette N., mais son père lui refuse son accord de l’épouser. Les deux jeunes sont d’autant plus désespérés qu’ils ne trouvent aucun moyen pour se rencontrer. Leur destin est presque scellé, et le malheureux jeune homme se recommande à Dieu. Or un postier vraiment méchant n’hésite pas à informer Roméo qu’ainsi son sort sera triplement scellé, parce qu’en recommandé il faut apposer trois fois plus de timbres.

 

2er ACTE

 

Roméo se prépare déjà à la mort, quand il rencontre enfin un postier honnête qui lui explique qu’il est inutile de s’envoyer en recommandé, parce que Juliette l’aura aussi bien poste restante. Pourtant la menace est toujours aussi imminente.

 

3e ACTE

 

Fort heureusement c’est le 1er janvier. Le fidèle postier insère la lettre de Roméo dans un Almanach des Postes et va la livrer personnellement à Juliette, qui dans sa joie lui remet 5 couronnes d’étrennes. Toute la lumière est faite et les jeunes peuvent s’unir. La pièce se termine par le chœur des postiers distingués, qui chantent le choral intitulé « Faire suivre, faire suivre ».

 

 

 

III

MAURICE, L’OTHELLO DE VENISE

(Manuscrit pour maîtres-nageurs)

 

1er ACTE

 

Maurice, marchand de blé à Venise est très jaloux de sa femme qui, pour cette raison, l’appelle constamment Oh Thello[1]. Iago, un méchant et cruel surveillant de patinoire qui se trouve en ce moment sans travail (la pièce se joue en été), pour passer le temps, monte Maurice contre sa femme. Il fabrique des preuves pour démontrer à Maurice que sa femme file le parfait amour avec un lieutenant nommé Cassio.

 

 

2e ACTE

 

La fureur de Maure Ice est sans bornes. Il gobe aveuglément les paroles du surveillant de patinoire, sans songer qu’il existe des gens sournois animés de mauvaises intentions, qui n’ont aucun sens de la vraie beauté de la vie. Maurice décide de tuer sa femme. Un soir il l’attire sur un pont et pousse brusquement dans l’eau l’innocente qui ne se doute de rien.

 

 

3e ACTE

 

L’âme sans tache de l’épouse éclate au grand jour. Le désespoir de Maurice est effroyable, il veut suivre sa femme dans la mort. Il est sur le point d’appuyer sur la détente de son sabre de Tolède, lorsque tout à coup sa femme entre, joyeuse et bien portante. On apprend que Paul, un maître-nageur à l’âme noble, qui avait tout deviné à l’avance, lui apprenait à nager depuis déjà une quinzaine. Elle ne s’est donc pas noyée. Le bonheur des deux jeunes est sans limites, avec les cris « une, deux, ouste » ils hissent l’héroïque maître-nageur sur leurs épaules. Cependant le gouverneur de la contrée fait arrêter le méchant surveillant de patinoire, il le fait exécuter et brûler au fer rouge.

 

            Borsszem Jankó, 7 juillet 1912.

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[1] Jeu de mots intraduisible : O te  ! : Ce que tu peux être bête !