Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MODE DE
JANVIER
Je vous demande de m’excuser, Monsieur le Rédacteur,
de vous avoir involontairement obligé de lire toutes les lettres
inopportunes que vous devez certainement recevoir depuis une semaine, vous
demandant s’il m’est arrivé quelque chose, pourquoi je ne
commente plus les dernières habitudes de Pest, les mœurs, la mode,
je n’ai pas même commis un bulletin personnel, on ne me voit pas
beaucoup sur le boulevard ou dans les cafés, et la jeunesse
distinguée se trouve dans le plus grand embarras, qui prendre pour
modèle dans sa façon de vivre, de se vêtir, dans le charme
inimitable de son attitude individuelle et dans son originalité
extravagante.
S’il vous plaît, Monsieur le
Rédacteur, rassurez et tranquillisez les anxieux, et faites en sorte que
les âmes retrouvent la sérénité. Néanmoins je
ne mérite tout de même pas des reproches, bien que, je
l’avoue, j’aie procédé à certains changements
dans mon train de vie, ce qui m’a empêché, je l’avoue,
de permettre au grand public impatient de satisfaire, je l’avoue, son
exigence légitime, de savoir tout, mais vraiment tout sur moi. Eh oui,
cette vie publique, cette curiosité indiscrète, avide, elle peut
tuer… eh oui… elle tue quiconque, je veux dire n’importe
quelle personnalité en vue.
Mon Dieu, soit. Donnons au grand public ce
qui lui revient. Je vais esquisser en quelques mots, donc brièvement,
mon mode de vie actuel – après tout il faut bien quelqu’un
pour créer la mode. S’il vous plaît, Jean, notez
Eh bien tout d’abord, n’est-ce
pas, il faut s’habiller. Depuis un certain temps, Dieu sait pourquoi, mon
goût a changé. À la place des pantalons larges, je porte
maintenant des pantalons très étroits, avec devant une modeste
coloration jaune. Quant à la couleur je favorise ces temps-ci
plutôt le bleu. Ça m’a pris tout d’un coup. Je vous
dis, une veste bleue, simple, des plus simple… comment vous dire ?
– un pantalon étroit, collant, bleu, mais bleu clair, oui. Puis
une blouse bleue pour laquelle j’ai une création personnelle de
très bon goût dont je suis fier : j’ai découvert
que celle-ci s’accompagne très bien d’une ceinture de cuir
noir, avec une boucle de cuivre sur le devant, un petit étui dans lequel
je porte mon canif. Tout cela se complète d’un chapeau
également bleu – mais je propose un chapeau petit, avec un bord
très étroit, éventuellement sans bord du tout – avec
sur le devant un truc, une visière.
J’observe que j’ai
déjà créé une mode vestimentaire. Dans ce
machin… ce sanatorium de l’avenue Üllői où je
séjourne actuellement, tous mes amis et toutes mes connaissances s’habillent
déjà comme moi. Certains appliquent sur le devant des ornements
très jolis, des broderies blanches en forme d’étoile, mais
ceux-là exagèrent, je ne trouve plus cela sympathique. Je
m’entends très bien avec mes amis, sans gêne aucune, nous ne
nous saluons guère, nous nous contentons de lever la main jusqu’au
chapeau, mais sans même le soulever, tellement nous sommes devenus
paresseux.
J’ai aussi radicalement changé
mes horaires de vie, ce que mes amis découvriront avec une certaine
surprise. J’ai découvert que ce bon vieux lever aux aurores,
c’est tout de même ce qu’il y a de mieux. Ces temps-ci je me
lève dès cinq heures, de même que mes amis qui sont tous du
même avis que moi. Nous nous habillons en vitesse, puis… puis nous
nous mettons d’accord sur une sortie. Vous savez quoi, les gars, je leur
dis, mettons-nous d’accord pour aujourd’hui faire une excursion
ensemble, tels que nous sommes, disons, à Rákos !
D’accord, d’accord, disent mes amis, excellente idée. On va
en parler au capi… euh, à Monsieur le directeur, pour qu’il
vienne avec nous. C’est épatant !
Alors nous nous habillons et je leur
dis : eh, les gars, et si là-bas à Rákos, on tombait
sur un bon petit gibier, on ne sait jamais, ne devrions-nous pas prendre nos
fusils ?!... Pour sûr, pour sûr, excellente idée !
Emportons nos fusils, disent mes amis. Alors nous accrochons tous nos fusils
à l’épaule et nous nous rendons à pas légers,
allègrement, à Rákos.
Eh, puisque nous nous trouvons là,
faisons quelque chose, les gars, mais comme le gibier est rare en hiver, nous
nous mettons à jouer et à blaguer – nous nous
ébattons, nous nous roulons par terre, nous courons, nous nous
arrêtons par-ci par-là – ce sont des choses que l’un
commence, les autres l’imitent, à la fin on fait tous
pareil… dans notre éclatante bonne humeur nous
n’hésitons pas même à nous rouler dans les
flaques… Nous crions, nous hurlons les uns aux autres, le plus souvent ce
sont mes amis qui hurlent sur moi… Nous levons nos fusils comme pour si
nous voulions les pointer sur quelqu’un. Ainsi jusqu’à midi,
quand nous en avons assez de ce jeu, nous retournons sagement au sanatorium.
Nous chantons aussi.
L’après-midi, pour ne pas nous
ennuyer, nous reprenons nos affaires et nous les examinons, les arrangeons.
Nous faisons un peu de gymnastique et d’autres choses comme ça, ce
qui nous vient à l’esprit. Quel exemple vous citer ? Ainsi
moi je balaie un peu, j’ai découvert que ça
développe les muscles des bras – remarquez, je crains
d’avoir poussé cette chose un peu trop loin, il ne faut pas
exagérer, il suffirait que je balaie ce couloir ici, caporal, pourquoi
voulez-vous que je balaie aussi la cour arrière, que la foudre tombe
dans ce foutu bazar – abtreten !