Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
CAUCHEMAR
J’ai passé la porte
et j’ai décidé d’écrire quand même ce croquis humoristique, ridiculement. Sur
quoi écrire, me suis-je dit, puisque je suis un homme très intelligent et je
voyais clairement qu’il fallait un sujet sur lequel écrire. Allons, me suis-je
admonesté, allons. C’est ridicule. Bizarre. Un, deux, trois, am stram gram – tiens,
j’écrirai sur le lait à Budapest. Comme c’est simple. Très bon ça, le lait, on
fustige tout de suite la société avec le lait, et aussi, on peut très bien
écrire tout ce qui est contenu dans le lait à Budapest. Ha, ha, je me suis dit,
ha, ha, quelle bonne idée, j’écrirai que l’on fait sortir du lait à Budapest du
robinet de l’évier, et le lait est plein d’eau. Ha, ha, quelle bonne idée,
comment les humoristes ont pu ne jamais y penser ? Ha, ha, c’est excellent.
On peut aussi écrire tout ce qui peut se trouver dans le lait à Budapest :
des blattes, des boutons de cuivre, des noix de muscade, deux mètres de
ficelle, une turbine à vapeur, toute une épicerie.
Je
suis tout de suite entré dans un café pour l’écrire, et j’ai commandé du lait.
C’est avec un sourire ironique que j’ai levé le lait à mes lèvres, j’ai affiché
une expression menaçante pour le boire. Or, à partir de la troisième gorgée mes
traits se sont inondés d’une violente panique et le sang s’est figé dans mes
veines.
Messieurs,
quoi vous dire. Le lait était carrément bon. Il avait un excellent arôme de
lait et il ne contenait pas trace d’eau. Ce lait était tellement bon, je n’en
avais jamais bu d’aussi bon avant. Il était affreusement bon.
Non,
mais ce n’est pas possible, je me suis dit, on ne peut quand même pas écrire
que le lait de Budapest est carrément très bon. Il doit y avoir une erreur, je
me suis dit. C’est inouï. J’avais honte et je suis sorti du café.
Bon,
je me suis dit, je vais maintenant prendre un fiacre et j’irai à la maison. Un
fiacre budapestois. Ha, ha. Ha, ha. En voilà un bon sujet.
Je
me suis installé dans le fiacre et je dégustais déjà les excellentes lignes que
j’écrirai sur ce cocher. Comment il m’aura giflé, comment il m’aura craché à la
tête, parce que je ne lui aurai pas donné six couronnes de pourboire. Comment
la voiture m’aura secoué, comment elle aura perdu son plancher, comment le
cheval se sera ébroué en marchant.
À
peine avais-je mené ces pensées que le fiacre était arrivé à destination. La
porte s’ouvrit en grand et le cocher m’invita à descendre.
- Je
vous en prie, Monsieur, donnez-vous la peine de descendre, dit-il, et des
gestes d’un marquis français il me tendit le bras pour m’aider.
J’ai
regardé son taximètre.
- Selon
le compteur je vous dois une couronne et soixante fillérs, dis-je
glorieusement, en portant une main défensive devant mon visage et l’autre à mon
revolver, comme j’ai appris à le faire dans les humoresques budapestoises.
Tenez, voici la couronne et les soixante fillérs.
Le
cocher me fit une charmante révérence :
- Monsieur !
J’ai eu le bonheur de mettre mon modeste véhicule à votre disposition et de
pouvoir passer quelques minutes éphémères avec vous. Toutefois permettez-moi de
donner expression à un pâle soupçon qui m’effleure l’esprit : j’ai le
sentiment que le taximètre a pu faire erreur de dix fillérs. En réalité vous ne
devez qu’une couronne et cinquante fillérs à la société dont je ne suis qu’un
modeste employé.
Frappé
de stupeur, je lui ai donné l’argent et j’ai gagné la porte cochère, pris de
vertige. Elle était déjà fermée. J’ai sonné. L’instant suivant, la porte s’est
ouverte, le concierge m’a accueilli une lampe à la main. Il s’est incliné et
m’a dit :
- Monsieur,
je serais inconsolable si vous étiez contraint d’attendre.
Je
lui ai tendu la monnaie pour la porte.
- Comment ?
– s’écria le concierge. – Vous ne vous êtes tout de même pas imaginé que
j’accepterais de l’argent pour ne faire que mon devoir ? Vous avez le
droit d’entrer dans cet immeuble et ma fonction m’oblige de vous ouvrir la
porte.
Et
déjà il disparut.
J’ai
grimpé dans mon ébahissement jusqu’à mon étage. À peine débarrassé de mon
manteau, on a sonné.
C’était
le propriétaire. Il m’a dit :
- Excusez-moi
de vous déranger à cette heure tardive. J’ai seulement quelque chose à vous
communiquer. Compte tenu de la cherté générale, j’ai baissé votre loyer de cent
couronnes. Je vous souhaite une bonne nuit.
J’ai
administré un coup de pied aux fesses du propriétaire et je l’ai jeté dehors.
On ne se moque pas de moi comme ça, j’ai grogné. Je suis entré dans mon bureau.
- Il
fait froid ici ! – j’ai hurlé. – Il fait froid ! Et il n’y a pas de
charbon ! Le charbon coûte cher ! Ha, ha ! Ha, ha ! Le
charbon coûte cher!
La
facture de charbon traînait sur la table. J’y ai jeté un coup d’œil. Le rire
m’est resté glacé sur les lèvres.
Je
me suis assis sur le canapé et j’ai pleuré.
Je
vais mourir de faim, ai-je sangloté. Je vais mourir de faim. Mais tout est bien
ainsi. Parce que, qu’est-ce que je suis ? Je suis en fait un humoriste,
j’ai sangloté. Moi je veux fustiger la société avec le dard de ma satire. J’ai
sangloté et essuyé mes larmes. Tout ce que je sais faire, c’est rire des
gaucheries de la société, j’ai pleurniché doucement. J’observe, moi, la société
misérable dépouillée par le capitalisme, avec une grosse rigolade ironique.
J’ai gémi et gratté le plancher de nervosité.
Mais
soudain j’ai sursauté. Un éclat sauvage illumina mes yeux.
Ha,
j’ai crié, ha. En m’asseyant à mon bureau, j’ai commencé à écrire un croquis
sous le titre : « La taille du petit pain budapestois et tout ce
qu’on cache dedans. »
J’en
étais à la troisième ligne quand on a frappé à ma porte. Ma large porte à deux
battants s’est ouverte. Trois apprentis boulangers ont fait leur entrée. Ils
poussaient un chariot avec dessus un petit pain. Ce petit pain était grand
comme un tonneau. Un hurlement a jailli de mes entrailles. Je me suis attaqué
au petit pain pour mieux voir ce qu’il contenait dans son intérieur.
Il
n’y avait que le petit pain.
Un
dernier cri, et je me suis réveillé.
A Hét,
28 janvier 1912