Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SHAWSAR
ET CLÉOPÂTRE
Un morceau d’histoire… bien
frais, bien chaud.
Écrit, joué, critiqué et
primé par : Bernard Shaw.
Une histoire sur César, ce qui diminue
de beaucoup la valeur du grand conquérant.
1er ACTE
Nous sommes en
Égypte, en l’an 48 avant J.-C. Un grand sphinx. Bon, pas aussi
grand qu’on pourrait l’imaginer. Il existe des choses plus grandes.
Par exemple le modeste talent de l’auteur qui, n’est-ce pas, est
bien plus grand. La petite Cléopâtre avec ses dents de lapin fait
les cent pas devant le sphinx et lit du Maupassant.
CÉSAR (entre dans le désert par une porte
latérale) : Pouah ! Ça sent le renfermé
ici ! (Il ouvre une fenêtre.)
Comme ça, je me sens déjà mieux.
CLÉOPÂTRE : Ave,
César ! Ave, César ! Salut, ô fils de Romulus et Rémus ! Chalut !
CÉSAR (Crûment) : Écoutez,
ma petite. Vous n’avez pas à m’apprendre de qui je suis le
fils. Je suis aussi calé en histoire romaine que vous. Vous, si je ne
m’abuse, vous citez du Shakespeare. Moi, j’ai mon opinion sur
Shakespeare. Je le crois un écrivain passablement talentueux, mais ses
proses classiques n’atteignent pas le niveau du XXe siècle. Tout
simplement et tout naturellement.
CLÉOPÂTRE : Quelle
heure est-il, Monsieur ?
CÉSAR (Il regarde sa montre gousset) : Neuf
heures moins le quart avant J.-C.
CLÉOPÂTRE : Alors
on a le temps.
CÉSAR : Allez-y
tout naturellement. Faites-nous un beau sourire. Quel jour sommes-nous ?
Mardi ? Si c’est le cas, alors c’est aujourd’hui que
doit être livrée la bataille de Pharos dans laquelle
d’après Plutarque je vais récolter une grande victoire.
Tout va bien, il me reste encore une demi-heure. (Il s’allume une britannica.) Pouah,
que ces cigares anglais sont puants !
2e ACTE
CÉSAR (vêtu d’une redingote
légèrement usée mais encore honnête, il est en train
de combattre les Égyptiens.)
SEPTIMUS : Ave
César !
CÉSAR : Je
préfère ça.
SEPTIMUS : Salut,
César. Comment es-tu fringué, pour l’amour du ciel ?
C’est une toge ?
CÉSAR : Ce
n’est pas une toge, c’est une redingote. Un peu usée, mais
elle me plaît. C’est un ami excellent et talentueux qui me
l’a prêtée. Il sait mieux ce qui est à la mode, que
vous, ici, dans l’antiquité. Que savez-vous ? Vous ne savez
rien. Mon ami, lui, il sait. Pour sûr. C’est quelqu’un, mon
ami !
SEPTIMUS : Il
se peut que votre ami soit un homme excellent, cela n’empêche que
cette redingote est éculée.
CÉSAR (furieux) : J’aimerais
vous répondre quelque chose qui vous fasse tomber les yeux de leurs
orbites, mais rien ne me vient. J’en parlerai à mon ami.
3e ACTE
BERNARD SHAW (assis, il
écrit sa pièce.)
CÉSAR (frappe humblement) : Je vous
souhaite le bonjour, Monsieur.
BERNARD SHAW (se retourne) : Que
voulez-vous encore ?
CÉSAR : Monsieur,
s’il vous plaît, la redingote que vous m’avez passée
est trouée.
BERNARD SHAW : Fichez-moi la paix !
CÉSAR : Oui,
et mes amis se moquent de moi. Et je n’ai rien à leur
répondre pour leur clouer le bec. J’ai perdu mon humour.
BERNARD SHAW : Et tout ce que je vous ai dicté
l’autre jour ?
CÉSAR : (feuillette dans son carnet) : Tout
est déjà biffé.
BERNARD SHAW : Bon… Dites-leur la prochaine fois… (Il lui chuchote quelque chose à
l’oreille.)
CÉSAR (se réjouit) :
Excellent !
4e ACTE
César
prend congé. Cléopâtre et les autres l’accompagnent
à son bateau.
RUFIO : Allons,
César, dis-nous enfin la blague que tu nous promets depuis si
longtemps !
CÉSAR (rusé) : Attendez encore.
(Il embarque.)
TOUS : Ave,
César !
CÉSAR (leur crie) : Il est joli votre
ave ! Sachez que dans cinquante ans naîtra Jésus-Christ et en
1910 Bernard Shaw, le plus grand Anglais, nous affichera dans une pièce.
TOUS : Ave, Shaw ! Hip, hip, hip, hourra !
Borsszem Jankó, 2
mars 1913.