Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ARTICLE CADEAU
ou
La grande fête du cœur
À l’occasion de Noël, je prie mes lecteurs de bien vouloir me
faire le cadeau de leur attention : je souhaite parler de la grande fête
du cœur, l’unique jour où nous écartons tout ce qui est égoïsme, avarice en
nous, l’unique jour où nous sommes gratuitement bons les uns envers les autres,
nous ne nous querellons pas mais nous nous offrons des cadeaux les uns aux
autres.
Le cadeau de Noël est une invention
merveilleuse ; que le Bon Dieu offre quelque chose, peut-être une vie dans
l’au-delà, à celui qui l’a inventée. Le matin du jour de Noël je me suis levé
frais et dispos de l’auge que ma femme a reçue hier en cadeau. Pourquoi de
l’auge ? Parce que mon lit, c’est moi qui l’ai donné en cadeau à mon
beau-frère et sa femme, alors on doit quand même s’y retrouver. Malheureusement
je n’avais pas de chemise à me mettre : il a fallu fourguer les chemises
pour qu’on puisse acheter pour les Vurgacsek le
candélabre auquel ils ont fait allusion la semaine dernière. Oui mais les Vurgacsek nous ont
acheté en cadeau une pèlerine de soirée fourrée, c’est ce que je me suis mis en
guise de chemise, c’est un peu trop chaud mais tant pis, c’est l’hiver, sauf
que c’est dommage que la fourrure dépasse sous le col. Je suis aussitôt
descendu dans la rue, notre chambre n’est pas chauffée, bien sûr, nous avons
offert le poêle en cadeau à mon autre beauf. Mais soyons justes, eux, ils nous
ont envoyé le soir une splendide cabine de bains que l’on doit simplement
installer dans le bras mort du Danube et on peut s’y déshabiller. Oh, chouette,
j’ai aussi reçu en cadeau un bel uniforme de hussards, ce sera très bien pour
mon fils quand il sera grand, sous réserve que ma femme m’en fasse un pour
l’année prochaine à Noël. C’est encore loin et moi je suis myope, surtout
maintenant que j’ai fait cadeau de mes lunettes à Poldi
qui est sourd, mais lui aussi a été gentil, il m’a fait cadeau de son cornet
acoustique.
Je suis descendu, disais-je, dans la rue et
j’ai croisé quantité de gens heureux qui ont reçu des cadeaux : j’ai même
interpellé mon ami Weisz qui a remarqué en souriant
qu’il n’était pas Weisz mais Schwarc,
et si je croyais qu’il était Weisz, c’est parce que Weisz lui a fait cadeau de son manteau, lui aussi a donné
son manteau à Weisz, ça ne leur va pas très bien, et
s’il m’a expliqué tout ça, c’est pour éviter que, si par hasard je rencontrais Weisz, que le prenne pour Schwarc.
En outre Weisz
m’a montré une torche électrique qu’il a reçue en cadeau d’un cousin et qui
éclaire d’elle-même pendant huit heures sans interruption. Il est dommage qu’il
ne puisse pas me montrer en ce moment comme elle éclaire bien, parce que par
hasard la nuit il l’avait oubliée dans sa poche et il a posé une chaussure
dessus, ce qui fait que les deux fils se sont touchés et la lampe a grillé. Je
dois tout de même imaginer à quel point sa poche était illuminée toute la nuit.
Je l’ai imaginé. En poursuivant ma route
j’ai rencontré un ami avocat qui était un peu honteux, mon Dieu, pour une
baliverne : il portait un chapeau de femme sur la tête ! Et
alors ? Il m’a expliqué que sa femme a reçu dix chapeaux en cadeau, alors
que lui, a donné le sien à quelqu’un. Je l’ai consolé, je l’ai fait rire, par
gratitude il m’a offert un cigare en disant qu’il n’était pas fumeur, il
détestait même la fumée, mais que faire, il faut bien remplir ses poches de
quelque chose, depuis qu’il a fait cadeau de son portefeuille à son gendre, et
il a reçu les cigares en cadeau. Il a parlé avec enchantement d’une magnifique
montre gousset qu’il a achetée en cadeau pour sa cousine – il est vrai que
celle-ci lui avait offert un beau chat angora, c’est pour ça qu’il s’est sauvé
de chez lui.
Un autre ami est passé me voir tout
désemparé. Il ne savait pas quoi offrir au petit garçon de son beau-frère. La mère de l’enfant lui avait recommandé de
choisir un objet inoffensif pour que l’enfant ne puisse pas se blesser avec, ne
puisse pas causer un malheur, un incendie ou autre chose. Je lui ai conseillé
d’acheter un briquet pour l’enfant, c’est le plus sûr.
J’ai passé mon après-midi chez mon pauvre
oncle aveugle qui a reçu en cadeau un projecteur de cinéma – quel dommage, il
n’a plus de surface sur laquelle projeter un film, parce qu’il a donné son mur
en cadeau à un ami qui n’avait pas de parents. Il a aussi reçu un piano sur
lequel il pourrait enseigner la musique à sa fille, mais il se trouve
qu’entre-temps sa fille a fait cadeau de son cœur à un chauffeur, elle a fui
avec lui.
Ému par tant de signes d’affection et de
générosité, je suis rentré chez moi de bonne heure et je me suis allongé dans
l’auge pour dormir. Dans un demi-sommeil je me suis cassé la tête sur une idée,
illusoire bien sûr : ce serait magnifique si pour Noël prochain chacun me
rendait en cadeau les merveilleux objets que je leur ai offerts, je leur
restituerais volontiers toutes les minables babioles que j’ai reçues. En
général ce qui nous plaît c’est ce que nous nous sommes acheté (c’est pourquoi
nous nous les sommes achetés), et non ce qu’un autre qui a des goûts différents
a acheté.
Mon Dieu, comme il serait bien que chacun
achète des cadeaux pour soi !
Cela, je l’ai pensé complètement endormi.
Je me suis réveillé parce qu’avec un bruit infâme quelqu’un perçait le canot
que j’ai reçu en cadeau et que j’ai posé contre le mur. En regardant mieux,
j’ai reconnu un ami faubourien. Quand j’ai mis la lumière, il s’est écrié,
étonné : « zut alors, qu’est-ce qui se passe ? C’est un coffre-fort
qui aurait dû se trouver à cet endroit. » « Oui, mais j’en ai fait
cadeau à quelqu’un. Et de toute façon, pourquoi vouliez-vous percer mon
coffre-fort ? » « Pardon, dit cet homme, j’ai reçu en cadeau
d’un ami une excellente perceuse pour Noël, la fête du cœur. »
Je dois demander pardon à Monsieur le
Rédacteur d’écrire avec un simple crayon à papier : j’avais versé mon
encre dans un stylo que j’ai reçu pour Noël, mais l’encre refuse de sortir.
J’ignore si j’ai bien écrit cet article de Noël – le sujet ne convient pas bien
à mon style, mais que faire, je devais en faire usage, je l’ai reçu en cadeau
d’un ami qui est poète dramatique. Moi aussi je lui ai fait un cadeau : je
lui ai donné un bon sujet humoristique.