Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Souvenir de
Budapest
AUDIENCE
Le Président : Je déclare l’audience
ouverte. Son Excellence la Docteure Mère Nature accuse le rentier Balázs Enfurie d’avoir fait
sur son compte et en public des déclarations qui portent la marque de
déclarations calomnieuses. Je prie Monsieur le Greffier de vouloir bien donner
lecture de l’acte d’accusation.
Le Greffier : Budapest, etc. etc.
Selon la plainte déposée à telle et telle date, dans la taverne Csikeri, en présence de plusieurs personnes, le rentier
Blaise Enfurie a déclaré littéralement comme
suit : « Ah ben, merde alors, il n’y a pas eu de printemps cette
année. Jusqu’à fin mars il a fait un froid à faire hurler les loups, alors la
pluie a commencé à tomber et n’a pas cessé jusqu’à fin mai. Nous voici en juin,
et sans transition il fait si chaud que… je ne sais quoi. C’était un mois de
mai, ça ? C’est un printemps ? » La Docteure Mère Nature,
directrice responsable du temps et des saisons, considère que cette déclaration
constitue une offense pour sa personne dans la mesure où elle laisse
sous-entendre le soupçon qu’elle aurait détourné le printemps planifié et
budgété pour l’année 1913, lésant par là même un grand nombre d’individus.
L’accusé se réserve le droit de présenter des preuves, et il déclare qu’il a le
moyen de fournir des éléments convaincants de la véracité de ses affirmations,
sur la base des témoignages des témoins cités.
Le Président : Accusé, avancez jusqu’à la
barre. Plaidez-vous coupable ?
L’Accusé : Je plaide non coupable. Au
contraire, je porte plainte contre la plaignante accusatrice pour gestion
coupable des biens encaissés et pour concussion. Selon des experts, cette année
comme de coutume une quantité convenable de rayons de soleil a été encaissée
dans le trésor de la Nature ; l’expert astronome convoqué a démontré sous
quel angle et en quelle quantité les rayons du soleil se sont déversés sur la
Terre. Et pourtant la pluie n’a jamais cessé. Comment cela est-il possible, je
vous le demande ? Durant un printemps ordinaire, tant et tant de fleurs
auraient dû s’ouvrir dans le monde, en l’occurrence trois cent billions deux
cent cinquante selon mes calculs. Or les naturalistes ne peuvent même pas
démontrer la présence de la moitié de ce nombre. Je vais donc poser des
questions dans un ordre hiérarchisé : 1. Où est passé le printemps de
cette année ? 2. Est-il admissible qu’un mois aussi floc floc soit appelé mois de mai, et ne peut-on pas soupçonner
une gestion criminelle ayant introduit deux mois de novembre dans le programme
annuel, comptabilisant l’un des deux comme mai, afin d’économiser le surplus de
lumière solaire nécessaire pour un printemps ? 3. Où est passée la
tiédeur de l’air, où est passé le chant des oiseaux ? 4. Les arbres
sans fleurs porteront-ils des fruits ?
Le Président : Êtes-vous en mesure de
prouver que cette météo a lésé certains ?
L’Accusé : Je vous demande d’appeler
le témoin Babette Myosotis.
Le Président : Témoin, je vous informe que
vous n’êtes tenu de témoigner que si vous êtes volontaire.
Le Témoin (rougissant) : Je souhaite témoigner.
C’est-à-dire, un jeune homme blond me faisait la cour. On était censés nous
rencontrer à neuf heures du soir au Jardin Public, ce qui eut été une occasion
probable, voire certaine compte tenu de signes, que le jeune homme, qui a au
demeurant un salaire honorable, se déclare, pour voir si je consens. Selon mes
calculs, et je me réfère à des experts, la déclaration aurait dû se produire à
neuf heures et quart, à condition que le clair de lune adéquat du mois de mai,
condition indispensable d’une déclaration d’amour régulière selon les experts,
se produise comme il se doit. Mais il ne s’est pas produit. Ni le mois de mai,
ni le clair de lune n’étaient au rendez-vous, et pire, à neuf heures et demie
il s’est mis à pleuvoir. Le jeune homme a couru chez lui prendre son parapluie,
et depuis je l’attends toujours.
Le Président : On écarte l’audition des
experts. La plaignante accusatrice, la Docteure Mère Nature affirme que, si un
amour est régulièrement préréglé, la déclaration peut survenir même en
l’absence de clair de lune du mois de mai.
Le Procureur : Je demande l’audition du
témoin János Trempé, qui souhaite témoigner contre l’accusé.
Le Témoin : Je remarque seulement en
toute modestie qu’au cours du mois de mai tout entier je me suis senti très
bien et j’étais parfaitement satisfait des conditions météorologiques. Je suis
d’avis que tous les mois de mai devraient ressembler à celui de cette année. Je
fais confiance à la direction.
La défense : Je demande d’écarter le
témoignage du témoin János Trempé. Il apparaît dans des documents que János
Trempé est un fabricant de parapluies, et en tant que tel nous sommes en
présence d’un cas de partialité manifeste. Nous avons de bonnes raisons de
soupçonner qu’il soit en relations commerciales avec la direction, voire sous
contrat secret !
Le Président : Je vous rappelle à l’ordre.
La défense : Ouais, ouais ! Nous
connaissons la chanson ! Nous allons prouver ce que nous
avançons !!...
Le Président : La séance est suspendue, l’audience
reprendra demain matin.
Az Újság, 5 juin 1913.