Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Souvenir de Budapest
VACANCES
Ma modeste personne : Il
est temps de réfléchir où aller en été. Il faut réfléchir
où aller et il faut réfléchir comment pouvoir y aller, autrement dit il faut
inventer quelque chose dont le prix me permettra d’y aller. Mais si je
réfléchis à ce que je peux écrire, pour que son prix puisse m’offrir des
vacances, alors je n’ai pas le temps de réfléchir si je veux partir et où
aller.
Le lecteur : Qu’est-ce que c’est encore que
cette ânerie ? Qu’est-ce que c’est, est-ce un article ? Ou un
croquis ? Ou un essai ?
Ma modeste personne : Ah, pardon, respecté ami, vous
êtes là aussi ? Je ne vous avais pas aperçu. Pardonnez-moi de réfléchir à
haute voix, qui plus est sous forme imprimée. Au fait, comment
allez-vous ?
Le lecteur : Bon, bon, voyons plutôt ce qu’il y
a de drôle. Le sujet, c’est les vacances. Qu’est-ce qu’il y a de drôle là-dedans ?
Ma modeste personne : Très juste, vous le remarquez très
justement, jeune homme : ce style léger prête un certain charme à l’art de
l’écriture, que les écrivains les meilleurs n’ont pas manqué d’utiliser.
D’ailleurs c’était une remarque très sympathique.
Le lecteur : Eh ben, cet homme on ne peut plus
le lire. Autrefois il était capable de sortir une ou deux blagues qui lui
venaient à l’esprit, mais maintenant il a tourné au vinaigre. On se met à le
lire en espérant voir sortir quelque chose, jusqu’à ce qu’il s’avère…
Ma modeste personne : Oh, vous me comblez, cher ami… Je
n’en mérite pas tant. Vous avez probablement raison : la cause principale
de l’effet que j’exerce sur les lecteurs réside dans ce style direct souple et
truffé de surprises qui berce si bien la critique du lecteur que celui-ci sans
s’en apercevoir reste suspendu à mes lèvres comme enchanté, il oublie ses
soucis et dévore mes lignes, jusqu’à ce que soudain la feuille lui tombe des
mains et il se demande, surpris, où je
suis ?, ayant complètement oublié tout le reste.
Le lecteur : Qu’est-ce que c’est ? De quoi
il cause, celui-là ? Est-ce que cela a un sens ? Où veut-il en
venir ? À quoi il veut aboutir ? Où est la blague ? Où est
l’humour ? Où y a-t-il une pensée ? Qu’est-ce que ça veut dire,
vacances ?
Ma modeste personne : Oui, oui, observation très juste.
La littérature contemporaine utilise volontiers le truc d’exploiter le sujet
non avec des idées et des blagues bon marché, mais trouver un ton qui le relie
directement au lecteur et qui génère une atmosphère entre eux deux. Je
n’exagère pas si j’affirme que nos écrivains à la mode viennent des rangs de
ceux qui ont su établir un ton léger, familier, face au lecteur, qui le
traitent de haut et lui tapotent l’épaule, et qui revêtent une robe de chambre
par-dessus leurs habits comme pour signaler : même en robe de chambre je
suis plus fascinant que d’autres en smoking, peut-être même est-ce en robe de
chambre que je suis le plus fascinant. Le secret de notre succès réside en ce
que, bien que nous parlions haut, nous faisons semblant de ne pas nous
apercevoir que l’on nous écoute, bref, nous méprisons le lecteur, la masse qui,
de nature masochiste, jouit avec délectation de ce mépris.
Le lecteur : Alors là, je ne me retrouve plus
du tout là-dedans. Je n’ai jamais vu cela que des écrivains me fassent aussi
parler dans leurs articles et qu’ils gaspillent à ça le temps qui coûte cher,
le papier onéreux. Pour que je m’entende parler moi-même, je ne suis pas obligé
d’acheter le journal, vous entendez ? Je ne suis pas votre fou, Monsieur,
hé, ce n’est pas de moi que vous devez vous amuser ! C’est vous que je
veux écouter, faites-moi des blagues, amusez-moi, voilà ! Qui a déjà vu
que le rideau se lève, le comédien se tient sur la scène et au lieu de se
mettre à jouer, il reste là, il regarde le public, et il se met à rire du
public, de ce que ce public se fâche ? Dehors !!!
Ma modeste personne : Oui, c’est indéniable, moi-même je
sens pendant que j’écris qu’il y a en moi une certaine supériorité qui me place
au-dessus de la masse, mes critiques ont fréquemment constaté sur mon compte
que c’est là-dedans que réside le secret de ma fascination et de ma force
suggestive, et non dans mes idées qu’ils ont jugées très minces et…
Le lecteur : Eh… dites donc… passons au sujet…
Ma modeste personne : … et que cette attention tendue
qui accompagne mes paroles…
Le lecteur : Eh… pépère… papi… arrêtez-vous là
un peu…
Ma modeste personne : … Ce silence et ce recueillement dans
lequel on lit mes écrits de la première à la dernière lettre…
Le lecteur : Bon, ça suffit. Ça outrepasse ce
qui est permis. Je ne lirai pas cet article. C’est une cochonnerie qu’on en
publie des comme ça. Du balai. Je ne le lirai pas, un point c’est tout.
Ma modeste personne : Je vous remercie pour votre
aimable attention, j’ai terminé moi aussi. C’est tout ce que je voulais. La
question qui me tracassait pendant que j’écrivais m’est enfin revenue : Où
je dois aller en vacances. Et maintenant j’aurai aussi l’argent pour partir,
dès que j’aurai vendu cet article. Bien le bonsoir, à la prochaine.
Az Újság, 11 juin 1913.