Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Souvenir de Budapest
SIGNAUX
D’ALERTE
La femme femelle accouche
nombre de monstres,
L’eau
de la source est sang, horreur, dégoût – Le sang
Avec le
lait jaillit du sein de Kabala,
La
nuit est hantée par les cadavres livides.
La
mort de Buda, de János Arany
Les gens ne songent même pas à examiner les
événements sous cet angle. Autrefois c’était autrement. Si une guerre mondiale
allait éclater, toutes sortes de signaux miraculeux apparaissaient ; une
science spécifique y était consacrée : l’astrologie. Le peuple lui aussi
observait ces signaux avec un sens sûr, de nombreuses données charitables
prouvent que les grandes guerres mondiales ont été précédées par toutes sortes
d’horreurs : des comètes vagabondaient dans le ciel, des veaux à deux
têtes naissaient, l’eau de la Sajó se tachait de
sang, des choses comme ça.
Celui qui hier a attentivement lu jusqu’au
bout le bulletin de l’institut météorologique, n’a pas pu à mon avis ne pas
remarquer ce qui s’est passé dans le département de Csongrád. Voici ce qui
s’est passé : parut un grand nuage noir, il descendit sur la terre et il
parcourut les semis. Sur ses traces la récolte noircit et brûla : une
large bande noire laboura la terre. De l’Italie du Nord on annonce en même
temps qu’une colonne de flammes a jailli de la terre nue, elle est montée
jusqu'aux nuages puis a disparu.
Pendant une seconde mon cœur s’est arrêté
de battre – qu’est-ce que c’est ? Était-ce annoncé par l’institut
météorologique sans autre remarque, constatant simplement que personne n’a
d’explication à ce phénomène ? Si une telle chose se produit au temps de Attila, tous les gros titres des journaux le remâchent,
une panique se produit à la Bourse de Macédoine, les histrions, les bardes et
autres baladins le chantent, et les journalins
(journalistes de l’époque) se précipitent chez leurs rédactalins
et éditalins pour demander une avance. Tandis que
maintenant je lis que des morceaux de glace pesant des dizaines de quintaux
tombent sur la tête de plusieurs hommes à la fois à Marosvásárhely,
et que c’est l’institut météorologique qui l’annonce dans à peu près la
formulation suivante : fort grésil à Marosvásárhely,
des glaçons de dimensions inhabituelles sont tombés, quelques précipitations,
la dépression s’est assagie.
Mais ne voyez-vous pas les temps renouvelés
qui s’accumulent dans le ciel de l’Est ? N’entendez-vous pas grincer les
jointures du temps déraillé ?
Le visage détendu de l’esprit du temps
s’est usé et fatigué, dans la culture et dans des plaisirs tiédasses – il avait
sommeil, il voulait bâiller et sa mâchoire s’est déboîtée, maintenant il se
retourne et nous fixe avec des yeux exorbités de frayeur, bouche grande
ouverte, pâle comme un mort – Laocoon, sculpture de la frayeur et de la mort.
Seul le poète s’alarme la nuit et il voit
ce visage : il sent des vents et des tempêtes, des vents querelleurs et
indociles, des vents contraires. En temps de paix il dominait la mer, il y
nageait, nef fleurie, il l’ensorcelait, il lui parlait, et il croyait que c’est
grâce à ses sages paroles que la surface de la mer était si miroitante –
maintenant il gémit et trébuche parmi les vagues amorphes, inertes et
amoncelées, et de son propre discours, lui-même ne comprend que des
braillements errants. Lui, oh, il est en grand danger, le poète. Je pourrais
dire : elle a bonne mine, la poésie.
Alors, alarmé, j’ai observé des signes, ô
peuples, et je les ai collectés pour que vous voyiez : la menace est très
grave, ce sont des dieux courroucés qui déclarent notre dépérissement en ces
signes terrestres.
Alors, premièrement.
Au Bois de la Ville la colonne
commémorative du millénaire tangue dans ses fondements. Or, lorsque cette
colonne commémorative du millénaire a été édifiée, les pauvres ingénieurs
mortels avaient déclaré qu’elle devrait tenir bon à sa place, droite comme un
I, pendant au moins cinq cents ans. Aujourd’hui le monument a tangué – par
contre, je l’apprends, les ingénieurs mortels sont bien vivants, et ils
tiennent très bien sur leur fondement. Ergo : ces ingénieurs ont dépassé
leurs cinq cents ans, ce qui est carrément un miracle de la nature et un signal
d’alerte.
Deuxièmement.
J’ai déposé une requête à la mairie : mon
affaire a été réglée en trois semaines. J’en ai averti l’institut
météorologique. Ils n’ont pas pu déchiffrer le secret de ce mystère.
Troisièmement.
On annonce depuis le Boulevard
Élisabeth : une de ces petites cabanes jaunes à roues, qui piétine dans un
petit abreuvoir des deux côtés de la chaussée et dans lesquelles demeure un
receveur dans chacune d’elles – bref, une de ces petites cabanes s’est ébranlée
d’elle-même aujourd’hui et a longé son abreuvoir. Les gens ont fui à toutes
jambes ; trois personnes ont tout de même été emportées par ce phénomène
terrifiant.
Quatrièmement.
Dans le quartier de Józsefváros
vendredi après-midi à cinq heures un liquide inconnu et étrange a coulé des
robinets – à première vue on aurait dit qu’il s’agissait d’eau potable
ordinaire, mais elle n’a ni couleur ni odeur, elle n’est même pas tiède, et ne
nage dedans ni rouille ni filaments de vieux torchons ni des mille pattes.
Cinquièmement.
J’ai été témoin de la traite d’une vache
dans le quartier de Ferencváros. Un liquide épais, blanchâtre, non transparent
dégoulinait du pis du malheureux animal – et non du lait habituel, incolore,
inodore et sans saveur.
Sixièmement.
Sur le quai Rudolf un chauffeur a reçu le
montant indiqué sur le taximètre, mais aucun pourboire. Il a calmement dit au
revoir et a démarré. Le peuple parle d’un miracle divin.
Septièmement.
Feri m’a rendu ce qu’il me devait.
Fortes précipitations attendues dans la
partie méridionale du pays. La dépression de l’ouest a diminué. Chute des
températures dans la partie orientale de l’Europe. Selon le bulletin de
l’institut météorologique il faut s’attendre à un temps frais pour hier, avec,
par endroits, du vent, là où frémissent les feuilles des arbres.
Az Újság, 15 juillet
1913