Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE FAUNE À LIPÓTVÁROS
Scène de cabaret
Madame
Pierredelion
Renée,
son amie
Alice,
sa fille, 14 ans
Elemér, 10 ans
Le
faune
La
vieille Madame Pierredelion
Bedő, l’amant
Première scène
(Dans
le salon de Madame Pierredelion. Ils sont tous
réunis, dans l’excitation de l’attente. À droite une porte, à gauche une porte,
au fond un paravent.)
MADAME PIERREDELION (regarde sa montre) : Dans cinq
minutes il sera cinq heures et demie. Cinq et demie. Il ne va pas tarder.
RENÉE : Oh, je suis sur des
charbons ardents.
ALICE : Il dansera aussi,
Maman ?
MADAME P. : Be silent, Dodo[1]. Ça ne te regarde
pas.
RENÉE : Vous l’avez commandé
directement de Londres ?
MADAME P. : Mon mari n’a pas
épargné son porte-monnaie, tu peux en être sûre. Il a envoyé un
télégramme à Knoblauch. Herr Knoblauch,
a écrit mon mari, vous devez nous faire parvenir sans tarder un de vos faunes,
contre remboursement, en emballage d’origine. On ne pouvait plus vivre
tranquille à cause de ce faune, on ne parlait plus que de ça. Tu vois ça d’ici,
et patati et patata, avec cette Hellas ensoleillée,
cette Hellas dorée… et l’amour libre, et la peau de
guépard nue… on était hors de nous… c’est incroyable comme il parle librement,
ce Faune. Les cochonneries sur ses lèvres. Et comme il danse ! Il nous le
fallait ! Il fallait nous le procurer, naturellement. Of course.
BEDŐ (à Elemér, en plaisantant) : Alors,
mon Elemér, tu as envie de voir cette Hellas ensoleillée ?
ELEMÉR (d’une voix de baryton) : Moi, ce que j’ai envie de voir,
c’est la gifle que papa vous administrera quand il aura tout compris.
MADAME P. : Elemér, fermez
la Goschen[2].
RENÉE : Oh ! Il va se
mettre à poil ? (Un petit
froissement derrière le paravent.)
MADAME P. : Chut ! Silence ! Ta gueule, Elemér ! Il va venir. Il bouge déjà.
ELEMÉR (les mains dans les poches, d’une voix de basse.) : Je
serai très honoré. Il ne me manquait plus que ça. (À partir de ce moment il reste assis, cynique et blasé, dans un
fauteuil, le dos tourné aux autres.)
ALICE : Oh, mon Dieu, mon
Dieu !
GRAND-MÈRE (angoissée) : Du lieber Gott ! Es macht einen Nervös ![3]
Deuxième scène
(Entracte
fiévreux)
LE FAUNE (surgit en sautant du haut du paravent jusqu’au milieu du tapis. Il est
drapé d’une peau de guépardce. Il fait de grands
sauts et pousse des cris inarticulés – chacun de ses gestes et sa voix sont
trop vifs, exagérés, comme ceux d’un poulain.) : Haho ! Haliho ! Hiho !
(Tous
l’entourent, excités, à l’exception d’Elemér qui ne
le regarde même pas.)
ALICE (souffle à l’oreille de Bedő.) : Mais
il n’est même pas nu !
MADAME P. : Echt. Un faune echt,[4] Tout à fait.
GRAND-MÈRE : Wie im Buch
geschrieben.[5]
LE FAUNE : Haho ! Hihaho !
Pourquoi vous me regardez comme ça ? Qu’est-ce qui vous surprend ?
Pourquoi vous tremblez, poltrons ? Moi, païen libre, c’est de Hellas que j’arrive parmi vous. Remettez-vous !
ELEMÉR (d’une voix profonde) : Bien sûr qu’on est surpris !
Ça fait deux heures que nous attendons.
MADAME P. : Elemér ! Halt deine bouche !
ALICE : Païen ? Ça
alors !
LE FAUNE : Je vous apporte
le rayon de soleil libre et l’amour bourgeois libre et heureux ! Chassez
toute crainte ! Votre société pudique, pusillanime, ne connaît pas la
lumière, pas plus que l’ivresse libre, heureuse, païenne. C’est l’ivresse que
je vous apporte, le plaisir divin !
GRAND-MÈRE : Was sagt er ?
MADAME P. (à Bedő) : Il cite Ferenc
Molnár. Attendez un peu, il va dire des cochonneries.
ELEMÉR : Er sagt, wir sollen faire guili-guili miteinander, Grossmama[6].
LE FAUNE : Pourquoi le
plaisir païen vous fait-il peur ? Le soleil brille et la lune frémit sur
la peau nue des nymphes. Aimez-vous les uns les autres !
ALICE : Maman, quand est-ce qu’il
commencera à dire les cochonneries ?
LE FAUNE (danse) : Qu’est-ce que vous avez à chuchoter ? À
blêmir de peur ? Qu’est-ce qui vous effraie dans mon discours libre ?
ELEMÉR (imite la danse) : C’est un motif assez bon, pour la gigue.
MADAME P. (à Bedő) : Pourquoi « effrayer » ?
Il n’a encore rien dit.
LE FAUNE : Pourquoi vous
rougissez ?
ELEMÉR : Nous rougissons pas mal.
GRAND-MÈRE : Was sagt er ?
ELEMÉR : Er sagt, wir sollen rougir, Grossmama.
ALICE : Maman, he is stupid.
LE FAUNE (saute auprès de Madame P.) : Belle dame, ose me
regarder en face ! Et rejette loin de toi les angoisses hypocrites de la
société – ose aimer librement ! Regarde-moi dans les yeux – je vois que tu
aimes quelqu’un ! Rejette la peur – aime-le et donne-lui ta bouche –
donne-lui ta bouche et ne te laisse pas déranger par de stupides liens
matrimoniaux – ils ont simplement été fabriqués par des gens !... Alors,
le dieu de l’amour peut t’en délier !
MADAME P. : Voyez-le,
celui-là !... Il m’en raconte du nouveau ! (Elle regarde Bedő.)
BEDŐ (fait un geste dédaigneux de la main) : Ist schon geschehen. Schon gestern, Herr Faun[7].
ELEMÉR (avec une moue) : Ce Monsieur est un peu en retard.
LE FAUNE (saute près de Bedő) : Oui…
je vois, je vois… c’est toi qu’elle aime, en secret… mais elle n’ose pas te le
dire parce qu’elle a un mari… Mais toi tu ne dois pas avoir peur… Enlève cette
femelle pour toi !... Oui, je disais bien femelle !... Car sachez que
toute femme est une femelle…
RENÉE : Dites donc !... Vous
débarquez ?... Zoltán Szász écrit cela dans
"Pesti Hírlap" trois fois par semaine.
ELEMÉR : Il en a même fait des
vers, je cite :
L’un
l’autre se désirent, le mâle et la femelle,
Depuis
la Création, une loi éternelle.
LE FAUNE (à Madame P.) : Alors qu’est-ce que tu attends ?
Donne-lui ta bouche !
MADAME P. : Ma bouche ?
C’est tout ? On en est loin, nous !
ALICE : Hi, hi, hi ! Il
dit : sa bouche.
RENÉE (déçue) : C’est ça, la cochonnerie ?
ELEMÉR : Il est drôle ! Sa
bouche, sagt er.
GRAND-MÈRE : Ein fader Mensch ist er.[8]
BEDŐ (tire le faune à part) : Écoutez, mon ami, ne venez pas
avec des trucs de lycéens, c’est une société moderne, vous pouvez parler en
toute liberté, comme chez vous.
LE FAUNE (étonné) : Mais moi… j’ose m’exprimer… j’ai bien dit
qu’elle peut oser donner sa bouche… comme les Païens en Hellas…
malgré le fait qu’elle soit mariée…
BEDŐ : Les Païens en Hellas ? Excellent. C’est tout ce qu’ils savaient
faire les Païens en Hellas ? Vous êtes un naïf.
LE FAUNE (gêné) : Mais moi…
BEDŐ (lui tape l’épaule) : Pourquoi parlez-vous de bouche ici,
vous, petit prêtre papelard ? Si moi j’en étais resté là ! Puisque
Madame et moi avons déjà… (Il lui souffle
à l’oreille.)
LE FAUNE (ahuri) : Oh… Pardon… Je croyais que…
BEDŐ (blasé) : Toute la ville est au courant.
ELEMÉR : Le mec n’est pas au
parfum.
ALICE (bâille) : Mais il ne dit aucune cochonnerie, Maman.
LE FAUNE (désespéré) : L’amour libre… Je suis venu proclamer
l’amour libre…
MADAME P. : Mais il n’est
pas nouveau, Róza Schwimmer
en a tenu une conférence samedi dernier.
ELEMÉR : En voilà une
découverte ! J’en ai marre de ce baveux ! (Il sort un journal et le lit ostensiblement.)
MADAME P. (à Bedő) : Qu’est-ce
qu’il a dit ?
BEDŐ (avec une moue) : Un gentil adolescent. Un peu naïf.
MADAME P. (s’approche du faune) : Écoutez, cher machin, cher Faudor, ne faites pas l’hypocrite… dites-nous enfin ces
choses… sans complexe… pourquoi vous tournez autour du pot ? On est moderne, nous, ici… Nous
sommes abonnés à « Nyugat[9] »… Dezső Szomory nous fréquente… Soyez naturel !... Avez-vous
Bella ?
LE FAUNE : Bella ? Non.
MADAME P. (aux autres) : Er schämt sich[10]. Un
naïf. Sortez, je lui parlerai seule et je lui expliquerai ce que nous
attendons de lui.
ALICE (en sortant, déçue) : C’est un faune ? C’est un
Monsieur Dupont.
BEDŐ (en sortant) : Quelle
pruderie !
RENÉE (en sortant) : Eh ben ! Cet Hellas païen… kann mir gestohlen werden.[11]
GRAND-MÈRE (en sortant) : Was sagt er ?
ELEMÉR (en sortant) : Maman va l’éclairer sur certaines choses. Er sagt, ensoleillé,
Grossmama, immer nur
ensoleillé.
Troisième scène
(Le
faune et Madame P. seuls)
MADAME P. : Allez-y, parlez !
LE FAUNE (un peu gêné) : Que dire ? Moi, le païen, j’arrive de
Hellas, Hellas ensoleillé…
j’apporte du sang neuf, une force neuve, une nouvelle ivresse dans votre
société hypocrite et pudibonde… et aussi du courage pour dire… que nous aimons…
pour oser aimer…
MADAME P. : Bon, ça suffit,
passez au vrai sujet. Ce n’est rien, ça, mon
ami.
LE FAUNE : Ce n’est
rien ? L’amour ? Le plaisir ? L’ivresse ? La force virile
païenne ?
MADAME P. : Force virile
païenne ? Ouais. Oui, c’est quelque chose. Mais les mots ne suffisent pas.
LE FAUNE : Comment ?
MADAME P. (lui pince le menton) : Vous êtes un naïf ! Je vous expliquerai. (Elle fait un signe au faune.)
LE FAUNE (danse) : Oh ! Hellas !
Oh ! (Il la suit.)
Quatrième scène
ELEMÉR (entre) : Pourquoi fallait-il qu’on sorte pour ça ?
RENÉE (entre) : Où il est ce charmant et naïf jeunot ? Ce
jeune danseur ?
ELEMÉR (regarde sa montre) : Il ne va pas tarder. Mais vous
savez, je crains que cette fois il ne dansera pas aussi gaîment.
RENÉE : Qu’est-ce que vous
insinuez, Elemér ?
ELEMÉR : Allons, tante Renée, ne
me prenez pas pour un imbécile. Croyez-moi, ces enfantillages m’ennuient
énormément. Ils ne font que me déranger, je lisais l’essai de Forel[12] sur la différenciation sexuelle. (Il s’assoit, il sort la revue et continue sa
lecture.)
LE FAUNE (entre, il danse mais semble un peu fatigué. Et même un peu brisé.) : Oh !
Hellas ! Oh, Aphrodite !...
ELEMÉR : Guili-guili. (Il
continue de lire.)
RENÉE : Vous êtes un jeune homme
charmant avec votre mythologie, zum küssen.
LE FAUNE : Oh, Aphrodite !
RENÉE : Et avec votre Hellas ensoleillé. Un petit jeune vraiment charmant…
Aimez-vous les statues grecques ?...
LE FAUNE : Oh,
Phidias !
RENÉE : Bon, approchez, Paula a
ici une magnifique collection, je vais vous la montrer… (Elle sort par l’autre porte.)
LE FAUNE (un peu plus fatigué, danse) : Oh, Éros ! Oh,
Phidias !... (Il la suit.)
Cinquième scène
ELEMÉR : Il ne dansera plus comme
ça longtemps. (Il continue de lire.)
ALICE (entre) : Tu es là, Elemér ?
ELEMÉR : Je ne suis pas ici, mais
je vais bientôt venir.
ALICE (boudeuse) : Qu’est-ce que vous lisez ?
ELEMÉR : Cet
ennuyeux Forel. Il n’est pas bien au courant des pathologies sexuelles. Bloch[13] en sait davantage. Quand est-ce que vous
me rendrez Bella ?
ALICE : Aïe, Bella… Je suis en
train de l’apprendre, pour le savoir par cœur quand je me présenterai au
conservatoire d’art dramatique. J’en suis au troisième acte. Écoute comme je le
sais bien déjà. (Elle le rejoint, elle
lui saute sur les genoux et l’embrasse passionnément.) « Oh,
étreins-moi… mords-moi… fais bouillir mon sang… révèle en moi la panthère
sanguinaire… »
Sixième scène
LE FAUNE (arrive en titubant, se laisse tomber dans un fauteuil) : Aïe,
aïe… (Il aperçoit les enfants, sursaute.)
Qu’est-ce que c’est ? Jupiter ! (Alice
sursaute.)
ELEMÉR : Tout doux.
Vous n’avez jamais rien vu de tel ? Eh ben !... Qu’est-ce que vous
reluquez ?... Vous êtes un faune ?... Pouah ! (Il continue sa lecture, en colère.)
ALICE (à la légère) : On a étudié Bella…. Vous ne connaissez
pas ?
LE FAUNE (ébahi) : J’ai déjà dit que je ne connaissais pas.
ALICE (lui lance un clin d’œil) : Pourtant ça me ferait plaisir
de jouer avec vous la scène avec Thurein-Ernőffy…
Elemér est trop fade… Vous êtes mignon, vous ! (Elle lui saute au cou.) Venez, dansons…
LE FAUNE (bêtement) : Oh, Hellas !...
(Il danse en haletant, c’est Alice qui
mène la danse.)
Septième scène
ELEMÉR : Cet homme ne
dansera plus jamais de sa vie. Il retournera d’où il est venu. (Il continue de lire.)
GRAND-MÈRE (entre) : Was hat er gesagt?
ELEMÉR : Er hat gesagt, es wird ihm
sauer, Grossmama, ça aura
un goût amer.
GRAND-MÈRE : Er ist ein Bubi, aber ein reizender Fratz. Wie hat er gesagt[14]: „ensulillé“ ?
ELEMÉR : Ensoleillé, Grossmama, ensoleillé. Zut alors. Impossible de lire, ici.
(Il sort, furieux.)
GRAND-MÈRE (à elle-même) : Ensoulaillé… (Elle mastique bruyamment.)
LE FAUNE (il s’approche en titubant, se jette sur une chaise.) : Oh,
assez ! Par Jupiter… partons d’ici… (Il
cherche la porte.)
GRAND-MÈRE (se plante devant lui, le caresse hardiment) : Sie ! Bubi !...
Ensoulaillé… le ensoulaillé…
(Clin d’œil appuyé.)
LE FAUNE (effrayé) : Deus ex machina ! Qu’est-ce qu’elle veut,
celle-là ?
GRAND-MÈRE : Danser… Danser… (Elle veut le saisir.)
LE FAUNE (se libère) : Cherche-toi un kangourou pour danser !
Que la foudre frappe ton ensoleillement ! Je retourne dans l’antiquité, je
me cherche un arbre, je me couche dessous pour dormir tout mon saoul… et ce Knoblauch, je l’assomme s’il me réveille encore ! (Il se sauve en courant.)
Rideau
Borsszem Jankó
27 juillet 1913
[1] Les textes en anglais, français ou allemand dans le texte sont en italiques.
[2] Gueule, en allemand.
[3] Seigneur, ça rend nerveux !
[4] Authantique. Un vrai faune.
[5] Comme dans les livres.
[6] Il dit que nous allons nous faire des guili-guili, Grand-mère
[7] C’est déjà arrivé, Monsieur Faune, pas plus tard qu’hier.
[8] C’est un personnage ennuyeux.
[9] Occident.
[10] Il a honte.
[11] Je vous en fais cadeau.
[12] Auguste-Henri Forel (1848-1931). Neuroanatomiste, psychiatre et eugéniste suisse.
[13] Iwan Bloch (1872-1922). Psychiatre, sexologue allemand.
[14] C’est un jeunot, mais un fripon excitant. Qu’est-ce qu’il a dit ?