Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

  

 

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 Lettre du Balaton

 

DITES DONC, QUEL TEMPS EXÉCRABLE !

 

Monsieur Vida, celui des cabines, un brave Hongrois dévot et craignant Dieu, a enfin pris la parole lui aussi dans cette affaire. Il a déclaré que, sacré nom d’un petit bonhomme, qui est-ce qui a pu inventer un été comme ça ? Monsieur Vida distingue rigoureusement le sacré nom du Créateur du monde, car pendant qu’il louange à tous égards et sert ce dernier, il considère le premier comme un ministre corrompu de sa sainteté le Créateur qui gaspille les forces de la nature qui lui ont été confiées et produit un tel foutoir. Selon Monsieur Vida, seul un balai est plus idiot parce qu’il a par-dessus le marché la tête en bas (c’est son opinion), sans parler du pauvre vacancier qui, Dieu sait ce qui l’attend encore ici, il attend peut-être la débâcle, et il n’a pas tort parce que si le temps continue comme ça, elle pourrait bien se produire avant fin août.

 Dites donc, quel temps exécrable, un temps vraiment moche, c’est moi qui vous le dis, chère Madame, vous êtes de mon avis, vous demandez, Madame, d’où je vous connais, mais pas plus tard qu’hier je vous ai prêté mon pardessus quand nous nous trouvions dans ce liquide mouillé et froid que d’aucuns nomment le Balaton. Mais non, ça ne ressemblait pas à un lac, c’était une grosse flaque d’eau sale et mouillée, qui est tombée en un seul morceau du ciel malade, du ciel enrhumé, avec tous ses crapauds, ses algues et ses estivants, ou alors c’est nous qui sommes tombés vers le haut jusqu’au ciel, je ne le sais plus, mais ce n’est pas étonnant, on ne peut plus s’orienter, le vent a tout mélangé, il n’y a plus de haut ni de bas, il a soufflé le nord jusqu’au sud, soufflé l’ouest à l’est, et de ce riz grillé qu’on m’a servi hier pour accompagner mon goulasch et que j’ai renvoyé, parce que ce n’était pas ru riz, mais un broyat d’ongles de chèvre de Tihany, le vent a fait un soufflé au riz, ce qu’on m’a insufflé encore une fois dans mon assiette pour le dîner, et d’ailleurs on a gonflé son prix de trois fois.

Vous voyez, chère Madame, c’est tout de même mieux comme ça, la Providence, ça existe ; s’il y a du vent, il y a aussi de la boue, on enfonce dans la boue jusqu’à la ceinture, ce qui est utile parce qu’on ne peut pas être emporté par le vent. Elle est sage, la nature, voyez-vous, ce qu’elle a gâché d’un côté, elle le remplace de l’autre : untel qui est malvoyant a une ouïe excellente, celui dont le toucher fait défaut a un odorat de premier ordre, un homme qui a une jambe plus courte, en a une autre plus longue.

Vous ne vous êtes pas aperçu, chère Madame, que le peuple du village commence à nous chasser d’ici du regard, nous pauvres estivants. ? Ils sont en train de se préparer pour l’hiver, ils calfeutrent les fenêtres, ils labourent les courts de tennis, ils reconduisent les cochons dans les soues et ils ferment les allées. Hier matin j’aurais voulu faire une petite promenade, j’ai eu l’idée de passer à travers champs, mais du haut de la colline une voix m’a crié : « hé, il n’est pas permis de passer par là », un garde champêtre me menaçait de confisquer mon chapeau. J’ai fait demi-tour pour passer par la route, mais là c’est la barrière qui était baissée pour laisser passer les vaches. Nous avons perdu notre importance, chère Madame, les paysans ne nous reconnaissent plus en pardessus, je pense qu’ils avaient loué leurs chambres à des estivants, pas à des hivernants.

Dites donc, quel temps exécrable, quel vilain temps. Vous demandez quelle heure il est, chère Madame, mais je ne le sais pas, moi, entre quatre et huit heures peut-être, en tout cas moi j’ai sommeil, mais je ne vais tout de même pas rentrer chez moi si vite, pour l’amour du ciel ! Moi je suis venu ici en vacances, pour passer l’été, et même si ce ciel me verse des rognons de veau ciel sur la tête et je dois les payer tous, je ne rentre pas chez moi. Allons peut-être faire un tour au restaurant, chère Madame, votre époux nous y attend. Où volez-vous, chère Madame, vous n’allez tout de même pas vous laisser influencer par une petite brise, attendez, ne craignez rien, je m’y connais en voiles, haut les oreilles – comme ça – louvoyons… un peu plus… les paumes des deux mains vers l’extérieur… le vent est favorable… encore, encore ! Terre. Nous y sommes. Ce n’est pas le restaurant où nous voulions aller, mais peu importe. Il y a de la gaîté ici aussi. Voilà Monsieur Praktiker assis dans un coin, affable et joyeux, et il fait jouer les Tsiganes pour lui. Tiens, c’est bizarre, un homme joyeux qui ne commande que des chansons tristes ! Ah, je sais pourquoi : il pense qu’il devra payer le Tsigane à la fin, c’est ça qui le rend triste.

Bon, je vais aller dormir. Je vous baise la main.

Je vous baise la main. Oui, je suis revenu. Figurez-vous, je voulais me coucher parce que j’avais très sommeil, et alors qui ai-je trouvé dans mon lit ? Moi-même, j’y couchais déjà, j’ai failli me coucher sur moi-même. Je me suis rabroué, qu’est-ce que je venais faire ici, je ne voyais pas que je m’étais déjà couché et que  je dormais déjà ? Autrement dit je ne faisais que rêver que j’étais éveillé, je devais déguerpir. Dieu merci, ce n’était qu’un rêve, ce mauvais temps, ce temps exécrable. Pouah, ça souffle ! Quel temps exécrable !

 

Az Újság, 17 août 1913.

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