Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

  

 

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Lettre du Balaton

 

LA VAGUE

(Allégorie colorée)

Au milieu du chemin de notre vie (« nel mezzo del cammin di nostra vita ») trois pas plus loin, derrière le banc, face à l’eau du lac, non loin de Monsieur Praktiker en train d’expliquer à sa femme la théorie de la nage du chien, j’ai levé ma jambe du sol et je me suis mis à nager. Non parce que je ne me serais pas senti à l’aise debout sur le sable, mais parce que roulait la vague (pensée allégoriquement exprimée ; sous le sable entendez la terre mère qui nous jette dans la vie, par vague entendez les vagues de la vie qui nous ballottent. Si vous n’avez pas compris.) J’y ai aussitôt été rattrapé par une vague qui m’a soulevé : je me suis bien accroché à la crête, sachant que la crête de la vague serait suivie d’un creux (pour sûr, n’est-ce pas, eh oui, cela ne se passe pas différemment dans la vie, le destin heureux est souvent suivi par des passes malheureuses : pour ceux qui n’auraient pas compris.) et je craignis de boire la tasse (si on boit à jeun de l’eau du Balaton, on a l’estomac retourné. Pour ceux qui ont bien compris.).

Je me suis donc accroché à la crête de la vague et je me suis assis dessus pour me reposer là. (Cela n’est vrai qu’au sens allégorique car en réalité on ne peut pas s’asseoir sur la vague, un individu à tendance philosophique, un poète, lui, peut en revanche s’asseoir sur les vagues de la vie pour observer le jeu des vagues. Pour ceux qui n’auraient pas compris. Au fait, c’est moi le poète. Pour ceux qui n’auraient rien compris.)

Et comme j’étais assis là sur la vague, une vague suivit l’autre, puis une troisième suivit la seconde. (Et ainsi de suite. Pour ceux qui n’auraient pas compris.) Et chaque vague souleva un visage humain, nous nous regardions une seconde les yeux dans les yeux, ce visage m’était tantôt connu tantôt inconnu, parfois nous nous parlions, parfois nous nous contentions de nous regarder, puis la vague poursuivait son chemin et disparaissait le visage puis venait une autre vague et un autre visage. (Est-ce qu’il en est ainsi aussi dans la vie ? Est-ce que nous passons souvent l’un à côté de l’autre dans l’indifférence, bien qu’ignorant que c’est notre fortune que nous chassons tel un enfant chasse un papillon. Pour le journal intime de ceux qui n’ont pas compris.)

Une vague m’apporta une petite fille brune. Je ne l’avais jamais vue, nos regards se croisèrent un instant et je faillis sauter de la crête de la vague pour la rattraper… (Le poète fait ici allusion à ce que dans sa prime jeunesse l’amour a failli le détourner du chemin de sa mission, mais le destin a voulu que son rêve ne puisse pas se réaliser. Pour ceux qui n’ont pas compris. Le poète c’est moi. Pour ceux qui sont obtus, lourdauds, hébétant et bégayant, et ne comprennent jamais rien.) Sa robe collait à sa peau, elle était comme une nymphe. (Impossible d’épouser la fillette, car elle semblait vraiment être une nymphe, sans rien. Pour ceux qui comprennent toujours.)

Une autre vague était chevauchée par un ami, une connaissance récente qui, quand il me vit, me salua gêné et me demanda en rougissant si je me souvenais de lui, du jour où il m’avait croisé à la rédaction. Oh combien ma dernière nouvelle était bien écrite, pleine de finesses, de visions, elle recelait des sortes de douleurs silencieuses. (Le poète fait ici allusion à ce que plus tard il devint écrivain et il eut par ailleurs de nombreuses amères déceptions. Pour ceux qui ne l’auraient pas compris.) Je toussotai, je m’ébrouai et je n’entendis pas bien ce qu’il disait, « des quoi silencieuses ? » lui ai-je crié quand une vague l’emporta et m’arracha ainsi à mon unique admirateur, ce qui le fit également s’ébrouer car il but la tasse, et il me cria de quatre mètres plus loin : « Douleur silencieuse, vous comprenez ? Douleur silencieuse ». (Il existe encore grâce à Dieu des hommes comme ça. Pour ceux qui comprennent.) Il cria quelque chose de plus, où il s’agissait d’un piano muet et d’une lune étique ou je ne sais quoi, mais je ne le compris plus. Je n’appris que plus tard qu’il récitait un de ses poèmes de fraîche écriture, et il me demandait si je ne pouvais pas le caser quelque part, à un journal. (Si, bien sûr, qu’il me le passe. Pour ceux qui comprennent très bien.) Éventuellement, dans la mesure où ce poème allait être rétribué, ne pourrais-je pas lui octroyer tout de suite une petite avance, si cela ne m’importunait pas. (Bien sûr que non, je l’enverrai par la poste. Pour les plus forts, les athlètes et les génies, qui comprennent.)

Personne n’arriva sur la vague suivante, seule vint la vague. (Le poète est abandonné par tous. Pour ceux qui ne comprennent rien. « La vague vint seule », j’étais mort. Pour ceux qui comprennent bien. Je n’écrirai plus jamais d’allégorie, c’est trop difficile et ça nécessite trop d’explications. Et de toute façon c’est idiot. Pour moi qui ne comprends rien.)

 

 

Az Újság, 26 août 1913.

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