Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ALADÁR RADÓ
« LA TAVERNE AU BOUT DU
VILLAGE »
Oui[1],
j’ai devant moi cette image… Dans une noirceur poisseuse, à odeur lourde, en
bas coule lentement la Szamos entre ses rives. Son clapotis douloureux et
apaisant s’accompagne tout au long d’un murmure monotone : les grillons
chantent, ces chers grillons sages, paisibles, calmes. Le village envoie de
loin ses clins d’œil courbés – en bas sur la rive des mottes de terre avec
leurs mauvaises herbes se blottissent humidement, elles s’enfoncent parfois en
suintant sous nos pieds. Quelqu’un s’approche par le sentier : dans les
herbes douces il n’entend pas ses propres pas ses yeux étincellent dans la
sourde obscurité. Le cœur solennel, serré, il écoute le silence.
Dans
un tournant une petite tache jaune carrée se projette dans ses yeux. Tout à
coup il se sent chaud au cœur : au loin, très loin, une voix étrange,
presque comique, mais très affectueuse ose se mêler crânement à l’ambiance
recueillie, sévère, de la Nuit. Un grognement d’abord à peine audible puis de
plus en plus téméraire : quelqu’un, très loin, pince la corde la plus
grosse, la plus basse, la plus éraillée d’une contrebasse, obstinément, sans
varier, dans une monotonie têtue – et c’est tout ce que nous savons au début.
Mais le grognement prend un dessus victorieux : on n’entend plus le chant
des grillons ni le clapotis de l’eau. Subitement, dans un nouveau tournant,
tout près, une fenêtre illuminée énorme nous frappe la vue : quelqu’un
ouvre violemment la porte – et un bruit musical claironnant, gloussant,
insolent, impétueux se déverse, enrichi d’un huileux faisceau lumineux dans le
calme de la nuit. On s’amuse là-dedans, des bottes graisseuses tapent la terre
battue, on clame à pleins poumons, on se défoule, on chante. Au-dedans il
n’y a pas de nuit, il n’y a pas de misère. C’est une cacophonie crue, en
hoquets, irritante, qui déborde par la porte ouverte, par la fenêtre, par
toutes les fentes. Puis subitement s’installe un silence gêné : le motif
du domestique du seigneur. Suivi d’un murmure de surprise. Puis éclate le défi
vigoureux, sans retenue : « Le diable emporte ton
maître ! » - et le même motif de chant populaire rompt aveuglément
toutes les digues et la furieuse bonne humeur devient maîtresse de la situation,
et elle ne lâchera plus ses droits. Avec un entêtement enfantin elle tient la
note sans prendre respiration, elle croît, elle inonde, elle enroule tout dans
son torrent et dans une gloire tapageuse elle fait avancer les rythmes âpres,
pleins, de la musique hongroise.
Ceux
qui au concert des Philharmoniques
ont écouté jusqu’au bout la symphonie de Aladár Radó,
doivent avoir ressenti avec surprise et une excitation bienfaisante, que c’est
un artiste de force suggestive qui est entré dans leur for intérieur, face
auquel le savoir ou la connaissance de
la musique, son évaluation professionnelle, deviennent une question secondaire
négligeable – car ce compositeur est capable de sentir et de faire sentir
directement, avec une force naturelle. Ce dont il s’agit ici, ce qui est important,
c’est que quelqu’un avec un cœur chaleureux et une passion puissante a ressenti
l’essence et la magie de l’atmosphère de « La taverne au bout du
village », le rythme de l’âme hongroise – et il a trouvé dans son âme,
pour la restituer, une expression géniale, à travers les instruments. Cette
composition est hongroise, elle l’est merveilleusement, avec une simplicité
ensorcelée, avec une terminologie musicale non conventionnelle et avec des
moyens non définissables : c’est une création autonome, façonnée par
l’intuition. Nous ressentons le village. Les sentiments primitifs, heureux,
dans des mélodies allègres, joyeuses. Des cours, des champs, des collines – un
grand bien-être sous les étoiles, avec les grillons, des eaux silencieuses
gargouillent dans l’obscurité poisseuse, l’ample océan de l’air et le
clignotement de feux lointains… C’est peut-être le train qui nous le fait
traverser, en cahotant… L’aurions-nous oublié ? Petőfi ! Comme
il était grand, authentique et profond ! C’est dans son âme pure et
heureuse que retentissait cette mélodie. Oh, le village !...
Aladár
Radó et chaque note de musique que nous avons
entendue de lui jusqu’à présent sont le témoignage et la justification de ce
que l’avenir de la musique hongroise naîtra sous le signe de la mélodie honnête, vraie et victorieuse.
Paris, le Paris fantasque et superficiel n’est jamais prétentieux, ce Paris
chaleureux a toujours été et restera toujours notre âme sœur – c’est de Paris
maintenant que le vent matinal joyeux nous apporte des mélodies jaillies du
cœur, fortes et vraies. C’est le jeune romantisme de la musique, un retour à la
nature, au chant, qui surpasse les cimes allemandes – un retour à la mélodie
chantante et au rythme dont la première manifestation est le battement de notre
cœur.
Aladár
Radó a vingt-cinq ans aujourd’hui. C’est avec sa Suite et son Quatuor Petőfi qu’il a jusqu’ici soulevé le plus grand
intérêt. Cette année il a reçu le prix musical de la capitale et il se rendra
probablement à Paris. Nous attendons beaucoup de lui.
Nyugat, n°24, 1909.
[1] Aladár Radó (1882-1914). Compositeur. Auteur d’un Tableau Symphonique sur un poème de Petőfi, La taverne au bout du village.