Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
langage des
ordres pour intellectuels
- Proposition
en complément à la réforme de la défense -
Mon Général,
Ayant été
démobilisé et de retour à la vie civile pour reprendre la rédaction de la revue
de belles lettres "Vibrations
exaltées", je ne peux pas manquer de saisir l'occasion de donner
expression à quelques impressions qui ont fortement marqué ma personnalité en
rapport avec la vie militaire. Selon mon sentiment global, de nombreux aspects
n'ont pas été pris en considération, pour ne pas dire que je soupçonne une
certaine volonté de fondre ma personnalité dans une sorte de communauté et de
me persuader de fonctionner en similitude et uniformité avec d'autres personnes
dont la personnalité, par définition, ne peut s’accorder à mon système nerveux
raffiné.
Ne cherchez pas
d'excuse, mon Général ! Il ne m'a pas échappé qu'à travers certains mots
d'ordre on aurait bien voulu obtenir que je fisse de même que d'autres systèmes
nerveux ayant des fréquences de vibrations fort différentes de la mienne :
en circonvenant par des cris bruyants ma personnalité facilement suggestible,
je dus fréquemment constater que ladite personnalité était couchée dans une
même flaque, alignée avec nombre d'autres personnalités qui, elles aussi,
s'étaient jetées aussi brusquement dans la flaque parce que quelqu'un, debout
face à notre alignement s'était subitement et intensément écrié :
couchés !
Afin de remédier à
cette situation intenable, permettez-moi, mon Général, de faire une courte
proposition. En effet les responsables militaires devraient lever un régiment
spécial pour poètes symbolistes, artistes et intellectuels où on tiendrait
mieux compte d'une certaine sensibilité. J'imagine une compagnie distincte pour
auteurs dramatiques, une pour nouvellistes et une pour symbolistes dans
lesquelles des éléments appropriés formeraient les individualités d’une façon
convenable. Je profite de l'occasion pour demander également certaines
modifications dans le langage des ordres qui dans son état actuel cru et brutal
n'est pas apte à exercer un effet harmonieux sur des individus au système
nerveux raffiné. Il est inutile de crier si fort ! À mon sens il est
carrément impudique de communiquer à la troupe l'ordre d'exécution d'opérations
sous forme d'invitations discourtoises et grossières. Je souhaiterais une réforme
des ordres dans le sens qui suit :
1. couché !
dorénavant :
"je demanderais à ces messieurs de bien vouloir prendre leurs
aises en position allongée dans la flaque qui s'étale à leurs pieds, s'ils n'y
voient pas d'objection !"
2. arme sur l'épaule ! Droite !
dorénavant :
"ne serait-il pas plus plaisant à l'œil, Messieurs, de vous
voir lever à une allure renforcée vos armes au niveau de votre épaule
droite ?"
3. à genoux !
dorénavant :
"si ces messieurs voulaient bien s'agenouiller, votre profil
élégamment sculpté y gagnerait dans l'éclairage venu du haut."
4. et pour
finir, à la place du brutal marche !
dorénavant :
"et maintenant je préconise une petite promenade,
Messieurs."
Au sein d'une armée
civilisée les ordres évolueraient dans ce sens. Il va de soi que les autres
expressions d'ordres changeraient aussi dans le même esprit. Dans une
éventuelle guerre future cela permettrait à notre ennemi de laisser tomber ses
armes de honte et de stupéfaction, quand il entendrait l'appel de notre
commandant d'une voix douce et suave : "je vous en prie, Messieurs,
après vous. Les règles de la courtoisie exigent de donner la primeur du tir à
la partie adverse. Trompettes : la Valse
enchanteresse !!!…"
Borsszem Jankó,
le 28 mai 1911.[1]
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