Frigyes Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"
Conserve
d’homme[1]
Brevet anglais
Très honoré Parlement !
Grâce
aux progrès de la chimie organique, les temps approchent où, victorieux de la
destinée implacable des substances vivantes, nous réussirons à stopper le
processus de pourriture, de décomposition, de désagrégation, et où nous
parviendrons à entreposer toutes les substances nécessaires au maintien de la
vie jusqu’au moment de leur consommation dans un état inaltéré et intact
semblable à celui dans lequel les matières inorganiques telles que cailloux,
métaux, cristaux défient le temps.
Le
progrès dans la fabrication des conserves les plus variées est une des leçons à
tirer, et une des conséquences les plus significatives de la guerre mondiale.
Les multiples substances organiques dont nous nous nourrissons et qui, tant
qu’elles devaient être immédiatement consommées, risquaient de retourner sans
bénéfice dans la terre indigeste, victimes de bactéries et de ferments, jusqu’à
ce que nous les rappelions à une nouvelle vie au prix d’un nouveau travail, de
nouveau vain, trop souvent : aujourd’hui, emprisonnées dans des boîtes en
fer-blanc, fraîches et inaltérées, elles attendent que vienne leur tour. La
forme de vie utopique du professeur Liebig[2]
est devenue réalité : viande, légumes, fruits, lait et sucre, œufs et café ne
sont plus désormais des produits d’une valeur éphémère, mais des valeurs sûres,
tout comme l’or et l’argent ; l’hypothèse selon laquelle ces produits
évinceront un jour ces métaux de la circulation n’est plus un fantasme ; la
monnaie sonnante et trébuchante de l’avenir ne sera peut-être plus de l’or mais
une petite boîte en fer-blanc de la taille d’un forint sur laquelle le buste du
roi Édouard[3]
sera remplacé par un mouton en relief pour signaler que dans cette boîte de la
chair ovine concentrée, équivaut à tant de kilogrammes représentant tant de
couronnes. Deux conserves de petits pois vaudront une conserve de potiron, en
revanche une conserve de bœuf pourra être échangée pour trois ou quatre
conserves de tripes. Nous toucherons notre salaire en conserves d’œuf et de
saindoux, et nous laisserons deux ou trois menues conserves de vin sur la table
du café en guise de pourboire.
C’est
en nous référant à cet avenir-là que nous nous permettons de porter notre
modeste proposition devant le Parlement.
La
glorieuse Angleterre qui approvisionne le monde entier de ses produits ne livre
plus seulement, ces derniers temps, du saindoux et de la viande, de la farine
et du sucre de ses colonies, aux états avec lesquels elle commerce, pardon, je
voulais dire auxquels elle témoigne sa solidarité morale, mais elle fournit
aussi ce qu’on appelle des forces armées, des soldats vivants qui seront
utilisés sur les différents champs de bataille. Les colonies produisent des
soldats de toutes couleurs en quantité voulue : l’approvisionnement en
matière première ne poserait donc pas de problème. Le problème qui en revanche
se pose réside dans le fait que sous d’autres conditions climatiques cet
article s’avère très périssable, et il arrive fréquemment qu’une fois livré sur
le champ de bataille, toute la marchandise se révèle décrépite, inutilisable,
et que le commanditaire a toutes les raisons de refuser d’en prendre livraison.
Dernièrement c’est l’Italie qui a suspendu le paiement de ses échéances sous prétexte
que les soldats livrés étaient avariés.
Afin
d’éviter des problèmes semblables, nous proposons au gouvernement de lancer un
appel d’offres pour la fabrication de conserve d’hommes.
Nous
envisageons un procédé de fabrication tout à fait similaire à la méthode de
conservation des viandes et légumes frais. Le soldat cru sera rapidement
immobilisé, légèrement réchauffé au moyen de tuyaux de caoutchouc introduits
dans les oreilles par lesquelles on fait pénétrer de tièdes promesses, disons
par exemple : inutile de rouspéter, nous te donnerons l’Albanie, et après
tu seras bien plus heureux qu’avant. Après cela nous écartons les abats
rapidement périssables, les intestins, les viscères, le bon sens, le
raisonnement, la rate, l’œsophage et ainsi de suite. Le soldat ainsi décarcassé
sera cuit à la vapeur, concassé, aminci. On laisse les pieds intacts, des mains
on coupe pour des raisons économiques trois ou quatre doigts superflus, car les
quatre doigts restants lui suffiront amplement pour actionner son arme. On ôte
du crâne la matière gélatineuse qui s’y trouve et on le farcit d’un cent de
munitions de conserve. Dans la boîte en fer-blanc on prépare un mélange de
vinaigre et de sel, et on y incorpore, haché menu, des sacs à dos, des
souliers, du tabac, quelques exemplaires du manifeste de Grey[4]
sur les buts et les issues possibles de la guerre, dissous dans de l’acide
chlorhydrique. Au cours du conditionnement il convient de veiller à éviter
toute entrée d’air dans la boîte : chaque conserve ainsi obtenue peut mesurer
au maximum cinq centimètres cubes.
Dans
cet état la conserve est absolument garantie à toute épreuve. Agiter avant
usage (après usage bien en secouer sa conscience). Laisser réchauffer dix
minutes dans l’eau bouillante, ouvrir ensuite à l’aide d’une baïonnette, jeter
le contenu dans la tranchée et frotter un peu. Le soldat en conserve remplace à
merveille l’original, mais veiller à ne pas contracter une intoxication par le
plomb. Avertir l’ennemi que le produit s’altère rapidement en captivité, et
demande donc d’être consommé immédiatement après l’ouverture. Particulièrement
recommandé en garniture pour les banquets de la paix.
Az Újság, le 29 octobre 1915.
[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité"
[2] Justus von Liebig (1803-1873). Chimiste allemand, considéré comme le fondateur de l’agriculture industrielle. Inventeur de l’extrait de viande qui porte son nom.
[3] Edouard VII (1841-1910). Roi d’Angleterre.
[4] Sir Edward Grey (1862-1933). Ministre anglais des affaires étrangères de 1905 à 1916.