Frigyes Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"
BALLADE POUR LA
FÊTE DES ENFANTS
1
Trois
orphelins pleurent, ils sont seuls,
Leur
chambre est noire, abandonnée.
La
nuit est froide, elle est pluvieuse,
Leur
mère s’y trouve, elle aussi.
2
« Ma
mère, ma mère, berce-moi,
Berce-moi,
j’ai très sommeil ! »
« Tais-toi,
Adolf, ne vois-tu pas que je m’habille, je n’ai pas le temps de m’occuper de
vous, je te gifle si tu chiales. »
3
« Ma
mère, allume la lumière,
Je
ne sais, aïe, ce que je vois… ! »
« Tu
vas voir ce que tu verras, si tu ne cesses pas, petit morveux ! Ne vois-tu
pas que
je me frise les cheveux, je ne peux pas t’apporter la lampe. »
4
« Ma
mère, ma mère, couvre-moi,
Couvre-moi
de ma couverture ! »
« Quelle
couverture ? Tu ne parles tout de même pas de ce plaid en peluche, il y a
beau temps que je m’en suis fait faire une robe, andouille. »
5
« Ma
mère, ma mère, donne-moi
Ma
maison de poupée, là ! »
« Cesse
de pleurnicher, Málcsi, c’est moi qui en ai maintenant besoin, j’en ai fait
faire une urne, il me la faut. »
6
« Ma
mère, ma mère, tu me prives
De
ma maison de poupée.
Que
ton enfant chéri demande :
Pour
quoi faire tu en as besoin ? »
« Arrêtez,
vous me cassez les pieds, c’est pour collecter des sous dedans. Vous ignorez
que c’est la fête des enfants aujourd’hui ? Bon, Málcsi veillera sur vous,
ne faites pas de désordre, si papa rentre à la maison, Adolf devra lui dire
d’aller manger au restaurant ; le soir, s’il rentre plus tôt que moi,
qu’il aille aussi au restaurant, ensuite qu’il aille au café, là nous nous
rencontrerons. »
7
- Dis-moi,
Adolf, qu’est-ce que c’est la « fête des enfants » ?
- La
fête des enfants c’est un jour où les adultes collectent des sous pour les
enfants.
- Et
après on nous donnera l’argent collecté ?
- Non,
on le donnera aux enfants pauvres.
- Parce
que nous sommes riches ?
- Oui,
nous sommes riches parce que notre mère a une belle robe et un chapeau, et elle
est membre de la Ligue.
- Et
où est-ce qu’elle est allée maintenant ?
- Maman
est en train de collecter de l’argent pour les enfants pauvres qui ont faim.
Elle demande des sous dans la rue à tout le monde.
- Et
nous, nous ne déjeunerons pas ?
- On
dirait que non.
- Et
nous n’irons pas à l’école ?
- Personne
ne nous a dit d’y aller.
- Toi,
c’était quoi ta leçon de sciences nat’ ?
- Je
devais apprendre la poule.
- Tu
l’as apprise ?
- La
poule couve ses œufs le temps qu’il faut, mais la poule est un animal simplet.
Par exemple si on met un œuf d’oie sous une poule, elle le couve aussi, parce
que l’oie est trop paresseuse pour couver ses œufs, et quand les petits
canetons en sortiront, elle les soignera mieux que ses propres poussins, qui
meurent de faim. Tu sais, Adolf, j’ai changé d’avis, je ne veux plus être
aviateur.
- Tu
veux être quoi ?
- Je
veux être enfant pauvre.
- J’ai
faim.
- C’est
à moi que tu le dis ?
- Et
maman où peut-elle être ?
- Ne
chiale pas.
8
« Trois
orphelins pleurent seuls
Dans
une chambre abandonnée.
La
nuit est froide, elle est pluvieuse… »
Leur
mère se tient devant une urne à l’angle de la rue Ferenc et du Boulevard, et
elle me demande mes derniers vingt fillérs avec lesquels je comptais acheter
des gratons pour mes pauvres enfants qui ont faim.