Frigyes Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"

 

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JE PRESSE UN BOUTON

 

Je vous baise la main, Madame la Providence, melde gehorsamst[1], ou comment dire, suis-je content ? Bien sûr je le suis, je me sens très bien, je suis très content de la place que vous m’avez dévolue, le vingtième siècle, quatrième section.

Comment vous raconter, n’est-ce pas, à quel point vous m’avez bien placé ? Pourquoi je suis aussi grossier, alors que vous ne vouliez que faire mon bien, vraiment, vous m’avez installé dans le meilleur siècle : les conquêtes techniques, le confort, la pensée libre ? Mais non, je ne suis pas grossier, juste un peu nerveux. Comment vous dire ? Ai-je dit que je ne me sentais pas bien ? Évidemment, ce sont de grandes choses, l’image mobile, l’avion, autant de merveilles.

N’étais-je pas heureux, lorsque la première fois j’ai regardé autour de moi ? Mais si ! Sauf qu’il ne m’était pas très facile de regarder autour de moi, parce que je suis né dans une couveuse électrique, vous comprenez – ce n’est pas pour me plaindre, Dieu m’en garde, je le dis juste comme ça ; on l’a close hermétiquement afin que je voie plus vite les lampes à arc. Ma mère était une femme moderne, elle a acheté un super appareil d’allaitement électrique, une sorte de brevet, c’était quelque chose, on nous le met dans la bouche, il n’est même pas nécessaire de remuer les lèvres, parce qu’il y a à cette fin sur la machine un appareil électrique qui aspire et qui presse, quand j’appuie sur un bouton, cet appareil presse automatiquement le lait dans le nourrisson, plus précisément l’automatrinousson.

Eh bien, j’ai ensuite été gentiment élevé, bien sûr mon éducation a posé pas mal de problèmes, parce que j’ai apporté des tendances gênantes et contre-nature, la conséquence de quelque malheureux atavisme, que j’avais acquis j’ignore comment. Par exemple, quand j’étais enfant, le soir, quand la nuit était tombée, j’avais envie de me coucher, au lieu de presser un bouton qui aurait rapporté le jour qui fait que les gens se lèvent de nouveau. En outre, quand je voulais manger, je mettais la nourriture dans ma bouche, au lieu de la mettre dans l’armoire du buffet automatique sur lequel on presse un bouton, pour que l’aliment en sorte puis rentre dans la bouche de la personne, alors on presse un bouton, et l’automate stoppe d’un coup, alors l’aliment presse un bouton sur mon gilet, alors mon estomac se retourne, alors on peut tout recommencer. En outre, j’ai fait d’autres choses bizarres. Par exemple je voulais me rendre à pied chez ma copine, pourtant il suffit de s’asseoir dans une auto, de presser un bouton, alors l’automobile démarre et nous fait arriver plus vite au but, nous fait apprendre plus vite qu’il aurait fallu venir chez elle une demi-heure plus tard, cela nous aurait épargné de trouver chez elle le monsieur dont la copine avait déjà dit la veille que c’était un homme intéressant et quel dommage qu’elle ne puisse pas sympathiser avec lui, alors on presse un bouton, alors apparaît un domestique mais il ne nous met pas directement à la porte mais presse un bouton qui fait démarrer un ascenseur.

Oui, je vous baise la main, il est très beau, ce siècle de l’électricité et du confort. J’avais un briquet sur lequel il suffisait de presser un bouton et toute la maison se mettait feu et flamme, et j’avais aussi un stylo à remplissage automatique sur lequel il suffisait de presser un bouton qui en faisait sortir l’encre à l’extrémité ; sauf que je n’étais pas en mesure de jouir de ce stylo avec un vrai professionnalisme parce que je suis venu au monde en état imparfait, sans le bouton sur la tête qu’il aurait fallu presser pour qu’en même temps que l’encre, sortent de moi des pensées.

Quand j’ai eu vingt et un ans, on a pressé un bouton, ce qui a mis en alerte un standard, alors on a pressé un bouton, et une lettre m’a été envoyée par pneumatique pour m’inviter à me mettre immédiatement sous les drapeaux. Je me suis donc mobilisé, on m’a accroché sur le dos un superbe fusil mû par la force électrique sur lequel il suffisait de presser un bouton pour qu’une balle en sorte. Je suis allé à la bataille, où j’ai vu plein de magnifiques armes automatiques mues par l’électricité, on a simplement pressé un bouton et déjà mes deux jambes ont été coupées, j’ai admiré en outre un magnifique shrapnell qui est simplement tombé sur le sol, alors un bouton s’est pressé dans la dynamite, alors ma tête a été trouée.

On m’a fabriqué de magnifiques jambes artificielles électriques qui marchent toutes seules à ma place dès que presse un bouton dessus. On m’a fabriqué un vraiment joli crâne en caoutchouc et de splendides dents artificielles qui mâchent mieux que les originales. Et de belles oreilles électriques dans lesquelles il y a un microphone, et qui peuvent aussi réceptionner des télégrammes Marconi, et de beaux faux yeux électriques qui permettent non seulement de voir, mais aussi de photographier, et on m’a fait de ravissants poumons électriques dans lesquels un petit moteur électrique pompe l’air, et des valves cardiaques électriques sur lesquelles on peut pianoter du Chopin, et un estomac électrique qui digère les victuailles en deux minutes, et dans ma tête une lampe électrique avec un cerveau électrique arc-flamme.

Je me sens donc très bien, Madame la Providence, et je n’ai vraiment aucun problème. J’aurais juste une seule question subsidiaire. Dites-moi, Madame la Providence, n’auriez-vous pas là-haut une sorte de foudre de Dieu électrique ? Parce que juste avant que sur la plainte de la société d’électricité je ne sois arrêté et installé dans la chaise électrique, et qu’on ne presse un bouton et qu’on ne me transfère dans l’au-delà, j’aimerais tout de même mieux que vous me jetiez simplement à la tête cette foutue foudre, mais pas à l’aide d’un mécanisme quelconque, juste comme ça, à main nue, du poignet, à cru, d’un coup, comme on a l’habitude de jeter le combiné électrique du téléphone contre le mur quand le standard ne répond pas.



[1] Je vous fais humblement savoir.