Frigyes Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"
MINUTES TERRIBLES
À travers la cloison j’ai entendu
la conversation suivante depuis l’appartement voisin. C’était deux voix, celle
d’un homme et celle d’une femme, apparemment celles du jeune couple marié
depuis quelques semaines ayant emménagé dans l’immeuble, qui m’ennuyait de leur
roucoulement.
L’homme. Tiens, c’est là, ma colombe,
n’est-ce pas que c’est amusant, je viens de l’acheter pour deux sous.
La
femme. C’est
quoi ça, ça n’a aucun sens.
L’homme. Bien sûr que si ma coucoulette,
regarde, voici le modèle, je vais les étaler sur la table – hop ! Et
maintenant, tu vois, je mets celle-ci ici, et celle-là là-bas, et ça doit
sortir maintenant, tu vois, mon trésor.
La
femme. Qu’est-ce
qui doit sortir ?
L’homme. Bien sûr, tu vas voir, ça va
tout de suite sortir… Je mets juste celle-là ici… Non, ce n’est pas celle-là
qu’il faut y mettre… mais celle-ci.
La
femme. Ça
ne colle pas.
L’homme. Mais si, mais par son autre
angle.
La
femme. Ah,
ça ne marchera pas comme ça.
L’homme. Mais si, mais par son autre
angle, ma perle.
La
femme. Tu
n’y arriveras pas, ce n’est pas bon.
L’homme. Mon petit, laisse-moi tranquille,
je vais te montrer.
La
femme. Enfin !
Ça va… ou plutôt non ! Ne mets pas ça ici… mais là-bas, alors ça marchera.
L’homme. Mais non !... Écoute,
chérie, ne me trouble pas, c’est comme ça que je l’ai essayé tout à l’heure, et
ça n’a rien donné. Laisse-moi du temps.
La
femme. Bien
sûr que ce n’est pas comme ça, bêta, tu fais n’importe quoi, ce n’est pas cette
pièce que je voulais mettre là, mais cette autre.
L’homme. Eh bien, ma vieille, c’est
garanti que ça ne réussira pas si tu interviens tout le temps pour dire
n’importe quoi, et moi j’oublie ce que je voulais faire. Tu n’es pas capable
d’attendre une minute, ma chérie, sans agiter ta petite bouche et tes petites
mains ?
La
femme. Bon,
je veux bien attendre une minute, pour te prouver que tu es un âne, et pour que
tu te rendes compte que tu es une andouille quand tu veux faire comme ça, avec
le carré en haut, alors que même un aveugle verrait que ça doit être sur le
côté.
L’homme. Être sur le côté, malheureuse,
mais regarde ce que ça donne si je le mets sur le côté – voilà ! J’espère
que tu vas freiner un peu ton bavardage et que tu me ficheras la paix, et que
tu reconnaîtras que tu n’as pas la moindre idée comment il faut faire.
La
femme. Il
y a sûrement un moyen, mais pas comme tu fais.
L’homme. Non ? Alors comment ?
La
femme. Si
tu n’insistais pas et si tu n’étais pas aussi brutal, mais tu me le passais, je
finirais en trente secondes.
L’homme. Ah oui ? Selon toi, ce que
je n’arrive pas à faire en une demi-heure, toi tu le fais en trente secondes.
Autrement dit, je ne suis qu’un incapable. Bref, un imbécile. Alors je t’en
prie. Je t’en prie. Fais-le. Mais si tu ne le fais pas, alors…
La
femme. C’est
ça, passe-moi ça, je vais te…
L’homme. Tiens. Je ne dis rien. Je ne dis
rien pour le moment – je suis tout à fait calme. Mais si tu n’y arrives pas en
trente secondes… alors… (Il suffoque.)
Alors…
La
femme. Non
mais ! Ce n’est pas une raison pour me pincer, mon cher !
L’homme. Je ne t’ai pas pincée, je te l’ai
passé pour que tu le fasses.
La
femme. Eh
bien je le ferai, toi… toi…toi, méchant. Regarde… il faut commencer comme ça…
et pas comme tu as…
L’homme. Je t’en prie. Je regarde. Je ne
dis rien. Je regarde. Simplement je mesure le temps. Je ne caquette pas, comme
tu l’as fait.
La
femme (victorieusement). Voilà – ce sera
bientôt fait…
L’homme. Ouais – bientôt. (Il hurle.) Et ça, tu le mets où ?
La
femme. Ça ?...
Ici.
L’homme. Ah oui ?... Ça a
marché ? Et ça, c’est quoi ?
La
femme. Ah
oui… alors autrement… Mais ça marchera ! Ça, ici…
L’homme. Mais non !... (Désespéré.) Là… Pas là-bas… Jésus Marie…
Que quelqu’un… (Il écume.) Que
quelqu’un soit un tel âne !... Ça a presque marché… Et tu as tout gâché…
Ici !... Ici !... Là !...
La
femme. Si
tu y fourres tes pattes, je n’y arriverai pas…
L’homme. Je ne supporte pas que tu ne
voies pas… Ceci doit aller ici…
La
femme. Tu
me l’arraches des mains ? Va au diable, sinon…
L’homme (râle). C’est toi qui
vas au diable, sinon…
La
femme
(pleure). Tu me bats si tu veux ! Je ne lâcherai pas !
L’homme. Tu ne lâ… che… ras pas…
La
femme
(pleure). Non !... Non !... Je veux le faire toute seule…
c’était presque bon…
L’homme (gémit). Lâche ça… Il
faut… faut le mettre… là ! Lâche-le !
La
femme (crie). Jésus
Marie !... Au secours !... Il a un couteau !...
Moi
(Je fonce sur le palier, j’enfonce leur
porte, je me jette entre eux). Pour
l’amour du ciel !...
La
femme (s’évanouit).
Moi. Mais de quoi s’agit-il ?
L’homme (désigne la table, avant de s’écrouler lui aussi, pris d’un choc nerveux).
Moi
(Je saute près de la table. On y trouve
quelques petites cartes rouges et une boîte, avec l’inscription :
« Jeu de patience ».