Frigyes Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"

 

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NOUVELLE GÉNÉRATION

 

J’étais assis au café, un peu apathique et rêveur, en train de me demander lesquels de mes rêves et espoirs de jeunesse se sont évaporés et ont perdu leur sens.

C’est alors que le nourrisson fit son apparition.

Il devait avoir alors dans les six mois. Par rapport à son âge il avait une souplesse suffisante pour grimper les marches de la galerie, il s’arrêta, visiblement ému, à ma table et me salua avec un sourire timide.

- Maître Kovácik, si ze ne me trompe, zézaya-t-il.

- À votre service, répondis-je.

- Ze suis ravi de faire votre connaizance, continua-t-il, d’une voix déjà plus assurée. – Ze suis un zeune débutant, et z’aimerais vous demander conseil dans zertaines questions.

- Je suis à votre disposition, répondis-je un peu étonné.

Le nourrisson se pencha en avant et sur sa tête de petits duvets de cheveux se mirent à pousser.

- Z’ai toujours été passablement intéressé par vos écrits, dit-il en zézayant à peine déjà, et je peux affirmer qu’ils me font forte impression.

- Oh… bien aimable…, bredouillai-je en rougissant.

- En effet, poursuivit-il d’une voix claire pendant que ses dents de lait sortaient progressivement de ses gencives rouges, j’ai donc décidé de m’adresser à vous avant d’écrire mon premier roman et de vous poser une question : le poète a-t-il le droit de dévoiler ses sentiments les plus secrets sur l’amour ?

- Cela dépend en partie du genre littéraire, répondis-je prudemment, et en partie de savoir si la lyre du poète est à la hauteur. Croyez-moi…

- J’ai la conviction, cria-t-il très animé, pendant que ses dents de lait tombaient sur le plateau les unes après les autres, que la lyre, la lyre, c’est tout ! Ce feu qui vrombit dans la lumière opale de l’âme jeune…

Il leva sur moi des yeux enflammés, sa tête se recouvrait d’une chevelure blonde touffue, et ses traits s’allongeaient sous l’effet des mots. Il devait avoir dans les douze ans à ce  moment-là. Je fus saisi par son entrain juvénile.

- Vous avez raison, jeune homme, acquiesçai-je volontiers, l’aveu le plus précieux du jeune écrivain jaillit de cette source la plus intime que nous appelons la lyre. Lorsque…

- Oui, oui…, m’interrompit-il en fixant le sol. Son cou s’allongea, il écarta ses épaules qui restèrent ainsi. – Oui, mais il existe aussi d’autres perspectives. Prenons par exemple Flaubert qui avait une vue diamétralement opposée, et on ignore dans quelle mesure il avait raison.

Pendant qu’il prononçait ces mots, de petits poils poussèrent au-dessus de sa bouche. Les cernes bleus des dix-sept ans apparurent sous ses yeux.

- Laissez-vous guider par votre jeunesse, par votre naïveté, lui dis-je, c’est la plus sûre des étoiles pour vous guider. L’âme…

- L’étoile phare ! – s’exclama-t-il non sans ironie. Je l’ai regardé avec surprise. Deux sillons coururent de son nez à sa bouche, des sillons dans lesquels se blottissaient de petits kobolds de déception. – L’étoile phare ! Très belle image hongroise. Vous en connaissez beaucoup de jolies expressions hongroises comme ça, papa ?

Je fus quelque peu interloqué. De ses doigts brunis il tripotait sa moustache, et ses yeux me lançaient un défi.

- Comment entendez-vous cela ? – bafouillai-je. Puisque…

- Tout simplement, papa, dit-il d’une voix basse puissante et virile. Ces belles expressions hongroises sont très jeunes. À la rigueur je serais preneur de ce genre de style, mais je ne me laisserais tout de même pas amadouer par quelques rimes. La vie, la vraie grande vie sanglante – il n’y a que ça de vrai, papi.

Je pris une profonde respiration pour être en état de m’exprimer avec précision car à dire vrai ma tête commençait à bouillonner.

- Sans doute, dis-je avec prudence mais pesamment, que la création d’une œuvre véritable nécessite de ressentir la vraie vie, pourtant, si nous étudions les grandes œuvres, nous devons admettre que cette sorte de saveur personnelle, inimitable, la perception lyrique, est inspirée par la critique intérieure. Si un jour…

- Eh, taratata. Je déteste les infantiles gémissements poétiques, et il lança un violent et viril geste de dédain avec ses doigts noueux. – La vie, avec ses crimes, sa saleté, la fortune et l’adversité, cette grande vie, sale, méchante, chère – c’est à cela que doit penser, de cela que doit parler l’écrivain. Un point c’est tout.

J’étais tétanisé.

- Mais tout à l’heure… – intervins-je.

- Tout à l’heure ! – lança-t-il de sa voix d’airain. – Où étais-je moi tout à l’heure ! Je n’étais qu’un enfant stupide, naïf, respectueux d’autorités et d’idéaux rancis.

Il se détourna sévèrement, pendant qu’une barbe rêche, noire, jaillissait de son menton et s’écoulait, bouillonnante, lentement, sur son gilet.

- C’est l’instant où ma fontanelle s’est refermée, ajouta-t-il.

Je restai pensif.

- Il est indéniable, recommençai-je, que cette plasticité qui découle d’une description fidèle de la vie exerce par moments une influence profonde sur l’âme. Mais il ne faut pas oublier ce qu’a dit János Arany : ce n’est pas la réalité mais c’est son reflet céleste dont dépend essentiellement l’effet qu’exerce un poète. D’autre part…

- Pouah ! – résuma-t-il brièvement avec la supériorité de ses trente ans. – Tout ça c’est très beau. Mais ce ne sont que des mots, mon cher petit, que des mots. De la littérature, vous comprenez ?  Balivernes. On finit par grandir et en sortir. On finit par s’intéresser seulement à sa propre vie, et aux femmes. Mais celles-ci, pas beaucoup.

Ce ton commença à m’irriter. Des rides firent des anneaux sous ses yeux, et des taches grises apparurent dans sa chevelure épaisse et noire.

- Doucement. La littérature, ce n’est pas rien. Encore que…

- Je m’en balance, toussota-t-il comme un vieux. Je me fous de ce que disent les gens. Une bonne entrecôte – ça oui. Le reste n’est que boniment.

- Permettez, dis-je cette fois vraiment offusqué, vous êtes installé à mes côtés pour me demander mon avis, pour me demander des conseils, alors veuillez me permettre d’achever mes phrases. D’autant plus que…

- Quoi ? – cria-t-il de la voix éraillée, rugueuse, désagréable des vieillards, pendant que s’agitait furieusement sa longue barbe blanche. – Moi, votre avis ? Manquerait plus que ça ! Pour ça vous devriez mieux accrocher vos bretelles, mon poussin ! C’est inouï ce qu’osent ces jeunes une fois qu’on s’abaisse à leur adresser la parole. Mouchez-vous, morveux !

Et en secouant furieusement sa canne noueuse il me planta là ; sa longue barbe blanche voltigeait à la suite de ses pas chancelants.