Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

  

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MANIFESTE DE LORD GREY AUX FRANÇAIS

 

Français ! Héroïques alliés ! Frères ! Notre sang dans le danger et dans la gloire ! Dans la lutte contre l’ennemi commun, contre le maudit militarisme allemand, regardez-nous en confiance, marchez avec nous, baignés de la lumière glorieuse de la compréhension et la foi communes. Foi et confiance ! Faites-nous confiance, je le répète. Oui, je veux dire par là que vous ne devez pas nous scribouiller tout le temps : où c’est qu’on en est ? Qui plus est, sans affranchissement – est-ce à moi de payer même les timbres ? Une fois que je vous dis que je les enverrai, alors je les enverrai. Ça ne va pas si vite. Il n’est pas nécessaire de me bousculer, je me rappelle très bien ce que j’ai dit. Si j’ai annoncé huit cent mille soldats, alors ils y seront – mais qu’est-ce que vous croyez, ça se bricole juste comme ça ? Ça fait trois semaines que j’ai donné l’ordre aux trois cent mille mères de mettre vite au monde des soldats ; elles les ont mis au monde, God bless them, mais il convient maintenant de les éduquer un peu, puis de les faire briller, astiquer, emballer – mais en 1935 ils seront absolument livrables. Pour l’amour de Dieu, vous serez tout de même capables de tenir bon d’ici là ? Pour vous aider j’ai aussi écrit aux Belges, vous ne pouvez pas prétendre le contraire ; mais apparemment ils ne se trouvaient pas chez eux, ma lettre m’est revenue avec l’indication « destinataire absent ». Savez-vous où ils ont bien pu aller ?

À part ça nous allons tous bien, grâce à Dieu, seule Madame Tóni est souffrante. Comment va Monsieur le président ? Ce n’est pas gentil à lui de bouder parce que je n’ai pas envoyé ses bateaux. Il doit comprendre, ce sont des bateaux de qualité, tout neufs, je viens de les faire faire, et lui, il voudrait que je les lâche tout de suite sur l’eau, ça ferait écailler la peinture. Vous aussi vous êtes bizarres, dès que les Allemands poussent un cri, vous paniquez. C’est la guerre, mon vieux, la guerre c’est comme ça. L’Angleterre est toujours là à vos côtés, vous ne pouvez pas prétendre qu’elle ne vous encourage pas et qu’elle n’attise pas votre feu. L’autre jour nous vous avons donné un bon conseil, n’est-ce pas, en disant que lorsque vous faites votre toilette, faites dresser la cheminée des bateaux de guerre vers le haut et non vers le bas, parce que l’eau pourrait y rentrer. J’avais promis trois corps d’armée, moi ? Moi je parlais de cors aux pieds, pas de corps d’armée ; n’avez-vous pas tous des cors aux pieds ? Ha, ha, ha, je suis drôle, n’est-ce pas ? Ne craignez rien tant que je suis de bonne humeur.

Ces quelques menus Zeppelins ne doivent pas vous faire croire non plus que les Allemands préparent quelque chose. J’ai déjà donné l’ordre à H.G. Wells, notre excellent écrivain fantastique, de pondre une idée fantastique propre à les battre. Il a eu aussitôt une idée magnifique. Il a inventé une substance étrange que les soldats doivent avaler pour devenir invisibles. Imaginez ce qui se passerait si toute l’armée alliée avalait de ce produit, si les armées invisibles traversaient la Belgique, attaquaient les Allemands et leur assénaient une défaite épouvantable. Pas mal, hein? Il a aussi pensé, ce petit Wells, que nous pourrions nous allier aux Martiens qui viendraient à notre aide en avion. Hein ? Il a d’ailleurs déjà écrit cette guerre, Wells, dans un roman en deux volumes, on est en train de l’imprimer en huit cent mille exemplaires, je compte beaucoup sur vous pour en commander, ça coûte deux shillings et demi, net, avec des illustrations artistiques. Un tel livre devra se trouver sur la table de toutes les familles cultivées, c’est à moi qu’il convient d’adresser le montant de la souscription.

J’ajouterai qu’il ne faut pas me presser, je sais fort bien où est mon devoir. Les Anglais ne vous lâcheront pas, il y aura tout, pourvu que les soldats soient prêts. Nous n’avons pas besoin de prendre des leçons de prévenance et de courtoisie, et si la France tombe, ce n’est pas si grave, elle n’a qu’à venir ici et je la relèverai. Pour que vous voyiez à quel point votre destin nous est cher, je vous ai posté ce matin même trois boîtes de pansement, au cas où. Soyez confiants, espérez, ne pleurez pas – Dieu viendra bien à mon secours !

 

Borsszem Jankó, 25 octobre 1914.

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