Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LA GUERRE EST INÉVITABLE,

 

oui inévitable, c’est un phénomène naturel fatal indépendant de notre volonté humaine, c’est une conclusion qui survient sur la base de lois mécaniques,

 parce que Monsieur Abracadabra, président de parti au conseil intérieur des affaires extérieures italiennes[1], à dix heures, quand il se rend à la conférence ministérielle et il tâte dans sa poche la feuille pliée en deux sur laquelle ils ont hier écrit les conditions, lève soudain les yeux vers le ciel, esquisse un sourire et songe à ce que sa femme lui a dit hier, qu’il n’est pas possible de soutenir la femme de Bracadabra, elle se donne des airs depuis qu’on raconte que son mari va quand même être élu dans ce trucmuche confidentiel du nouveau cabinet, ce qui lui prêterait un pouvoir considérable dans l’avenir ; - eh bien, se dit Monsieur Abracadabra, ils vont en faire une tête, ceux-là, si j’arrive à faire accepter ma proposition sur l’intervention et que du coup toute la combinazione de Bracadabra tombe à l’eau, perdue corps et biens, j’aimerais bien voir la tête de Madame Abracadabra ce soir, quand ma déclaration paraîtra dans les journaux ; - et si, en plus, on ordonne la mobilisation générale, ce serait le top, il devrait tout simplement boucler ses bagages et décamper, et ça au plus vite, il devrait même démissionner de son mandat, que ferait alors ce pauvre bonhomme, je crois que tout simplement il se retirerait de la vie publique, ils quitteront même Rome peut-être, ils ont une petite villa à la campagne quelque part – comment s’appelle déjà ce patelin, flûte, ça ne me revient pas, je crois que ça commence par un A, ou non, plutôt par un B, je perds la mémoire ces derniers temps, j’espère que ce n’est pas un signe de vieillissement, mais non, sûrement pas, puisque pas plus tard qu’hier le docteur Racadabra m’a expliqué un truc à propos du système nerveux sympathique - ou système nerveux aimable ? Pourquoi appelle-t-on sympathique ce système nerveux ? Je ne comprends pas comment des médecins sérieux peuvent être assez sentimentaux pour distinguer les parties du corps selon la sympathie et l’antipathie, que doit dire alors un machin, un poète, comme ce D’Annunzio, oui, évidemment, ça permet d’expliquer toutes les âneries qu’il dégoise, celui-là ; - bon, il ne s’agissait pas de ça, mais de quoi il s’agissait déjà ? Bref, je voulais dire que je commence à oublier des choses, aujourd’hui par exemple j’ai oublié ce machin… quoi déjà ? Bien sûr, tu pensais à D’Annunzio, qu’il faudrait dire à ce D’Annunzio d’expérimenter ce produit au pétrole pour faire pousser les cheveux, il n’arrête pas de me casser les pieds pour que je lui propose quelque chose contre la chute des cheveux – j’aimerais bien savoir ce qui pourrait encore chuter de sa tête, il n’a plus l’ombre d’un poil sur le caillou, mais zut, ce n’est pas de ça non plus qu’il était question - ah oui, on parlait du docteur Racadabra, qui a dit que ce n’est pas dans la vieillesse qu’il faut chercher la cause de la perte de mémoire, mais ailleurs, et qu’on peut aussi très bien la récupérer - bref, ce dont il était question m’est revenu, il était question de la villa des Bracadabra, le nom du patelin ne commence ni par un A ni par un B, c’est à la fin du nom qu’il y a un ia, mais peu importe, le principal est que je me rappelle bien la villa, devant il y a un jardin avec deux colonnes, elles sont peintes en marbre, alors qu’elles ne sont pas en marbre, je ne comprends pas à quoi ça sert de peindre des colonnes en autre chose que ce qu’elles sont - bref, ces gens iront là-bas une fois que Bracadabra aura démissionné de son mandat, encore que je ne sache pas s’il convient que je m’en réjouisse, après tout j’ai été reçu chez eux, ce n’était pas si mal que ça les quelques jours que j’y ai passés, on fait bien la cuisine chez eux, c’est juste à la fin qu’il y a eu un petit désagrément, qu’est-ce que c’était au fait ? Ah, j’y suis, puis nous avons chassé au faisan et moi je n’ai rien tiré, évidemment, il m’avait donné le mauvais fusil, je m’en étais tout de suite aperçu, seulement je ne voulais rien dire, mais c’est une saloperie, disons les choses comme elles sont, de donner à son invité le mauvais fusil - on aime pas soulever les sujets qui fâchent, j’ai dû en dire un mot à ma femme après coup - mais c’est vrai, il n’est pas exclu qu’elle l’ai répété à la femme de Bracadabra, c’est depuis qu’elles s’entendent moins bien - il vont en faire de grands yeux, ceux-là, si ma proposition d’intervention… ça va chambouler la situation de fond en comble, surtout, si comme je disais, on ordonne la mobilisation générale… mais c’est vrai, il faut que j’en dise aujourd’hui-même un mot à Cadabra, tout premier ministre qu’il soit… mais j’aurai besoin d’une bonne expression… quelque chose comme « fait accompli[2] », oui, fait accompli, quelle expression idiote, il faudrait les mettre devant le fait accompli, je commencerai mon discours tout de suite par-là : « très honoré Conseil, je dirai, il n’est plus temps de débattre de ce que j’expose dans ma proposition, car, très honoré Conseil, nous sommes devant le fait accompli, n’est-ce pas – la guerre est inévitable, c’est un phénomène naturel fatal indépendant de notre volonté humaine, une conclusion qui survient sur la base de lois mécaniques »… C’est comme ça que je commencerai…

 

Borsszem Jankó, 23 mai 1915.

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[1] Le 23 mai 1915, l’Italie a déclaré la guerre à L’Autriche-Hongrie.

[2] En français dans le texte.