Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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 LE CARNAVAL DEHORS, LE LOUP DEDANS[1]

Drame symbolique en 3 actes

 

(L’histoire se passe en 1526, deux heures après la défaite de Mohács[2], dans un recoin discret d’une salle de bal. Pendant toute la représentation on entend de l’extérieur le son du piano, des hautbois et des cors, les pleurs des mères, le sanglot des veuves de guerre et le chœur des prématurés.)

 

KAMILLA (occupe l’unique place assise du recoin discret, sans en bouger pendant toute la durée de la représentation) : Je veux danser.

MIKLÓS (debout devant elle, admiratif) : Je vous aime. Je vous adore.

KAMILLA : Tant pis. Ça ne m’intéresse pas. Je veux danser. Je ne veux rien savoir.

MIKLÓS : Je vous adore. Je vous aime.

KAMILLA : Je n’en veux pas. Je m’en fiche. Je veux danser. Je danserai. Je déteste les discours. Je suis stupide. Je déteste les bavardages, les papotages, les belles phrases fleuries, tous ces discours. Les gens adorent parler d'eux-mêmes. Ils ne cessent pas de parler d’eux-mêmes. Et ils écrivent, ils se décrivent. Je déteste ça. Je n’aime pas ça du tout. Je ne parle pas. Je fouette les chevaux jusqu’au sang. Je saute par-dessus la gare et je bastonne les chiens jusqu’au sang. Je veux danser. Je veux danser, pas parler. Je danse. Je n’ai que ça. Vous, parlez si vous voulez, vous n’avez rien d’autre.

MIKLÓS : Je vous ai…

KAMILLA : Ta gueule ! J’ai dit que je veux danser. On peut parler de moi si on veut. Je ne parle pas de moi. Je vous méprise. Je ne veux pas de vous. Moi, seulement moi, vous, moi, seulement moi, admirez-moi pour moi, moi. Moi.

MIKLÓS : Je vous aidore… Je vous adome

LE MARI (entre lentement) : Ça fait deux heures que vous êtes assis là tous les deux ensemble, Kamilla. Tu es ma sainteté à moi. Je te fais confiance. (Il s’éloigne lentement.)

KAMILLA : Je veux la vie, moi, je veux un homme qui ne parle pas et qui ne lise pas et qui ne dise rien et qui ne regarde pas et qui ne bouge pas et qui ne fasse qu’aller et venir et qui me veuille et qui me touche et ni oui ni non ni blanc ni noir.

MIKLÓS : Je vous amore… Je vous aimore

LE MESSAGER (accourt en haletant) : Sensationnel… terrible… dehors… est arrivé… perdu… volé…

KAMILLA : Quoi, perdu ? C’est Bucarest ?

LE MESSAGER : Fichtre non… s’il n’y avait que ça… perdu… à l’Archiduc… (il se prosterne)… un… un… (il frissonne) son étui à cigarette…

MIKLÓS : Catastrophe… (Il s’éloigne.)

KAMILLA (le retient) : Attendez. Ne bougez pas. Restez. Restez avec moi…Restez ici… Je dirai tout…

MIKLÓS (effrayé) : Pour l‘amour du ciel !

LE MESSAGER (accourt en haletant) : C’est magnifique ! Génial ! Un chaos effroyable ! Les gens se battent dehors ! Ils ont mangé deux chefs de tribus ! J’y cours ! (Il part.)

KAMILLA : Et moi je vous dis… cessez de sautiller… les cigarettes… les cigarettes… c’est moi qui les ai…

MIKLÓS (se prend la tête) : Quelle horreur !

KAMILLA : C’est ici ! (Elle découvre ses seins.)

MIKLÓS (y court, regarde les seins.)

LE MARI (entre lentement, de la direction opposée à celle du messager) : Ça fait cinq heures que vous êtes assis ensemble, Kamilla. Tu es ma sainteté. J’ai confiance en toi. (Il s’éloigne lentement.)

LE MESSAGER (accourt en haletant) : C’est magnifique ! Incroyable ! Dehors se déroulent toutes sortes d’événements excitants, mouvementés, incroyablement surprenants. J’y cours… (Il part.)

MIKLÓS : C’est terrible ! Que va-t-il se passer ?

KAMILLA : Ce qui va se passer… je l’ignore… et je ne veux pas le savoir… et tu ne veux pas le savoir non plus… et tu cesses de parler… et je ne parle pas non plus… ça suffit… des mots, des images et des métaphores… tout ce que j’abhorre… et tu m’accompagneras… tu seras mon complice…

MIKLÓS (tremble de tout son corps) : Vous ne voulez pas… me les rendre… ?

KAMILLA : Non… (figée) Je vais m’allumer une cigarette…

MIKLÓS (se prend la tête.)

LE MESSAGER (accourt en haletant et rit) : Ha, ha, ha, hi, hi, hi ! Dehors on raconte des blagues superbes… Une blague suit l’autre… Les gens pouffent de rire… J’y cours… (Il part.)

KAMILLA : Je vais allumer une cigarette – et tu la partageras avec moi…. oui… je veux être à toi dans le crime et le déshonneur – et… maintenant… tu ne t’en vas pas… nous… périrons… ensemble… on nous tuera… toi et moi.

MIKLÓS (tremble de tout son corps) : Kamilla… pour l’amour du Ciel… vous voulez fumer… mais ils s’en apercevront tout de suite… ils entreront… les serveurs sauvages… et ils nous déchiquetteront…

KAMILLA : Vous avez peur?

LE MESSAGER (accourt en haletant) : Ça alors, c’est fantastique ! C’est inouï ! Je n’en reviens pas ! L’action dehors devient de plus en plus intéressante, passionnante… une scène magnifique et surprenante talonne l’autre dehors… dehors l’auteur raconte des blagues incroyables… ha, ha, ha ! J’y cours… (Il part.)

KAMILLA : Je fumerai… Pendant que vous n’aurez qu’à vous prélasser… et rester lâchement assis sur vos derrières… moi j’allumerai… (en tremblant) ma cigarette…et mon amour… que j’ai trouvé… j’ai trouvé ma cigarette… ma… ma… cigarette chaude, brûlante, ardente, étouffante, brillante, enivrante… embrasse-moi…

MIKLÓS (y court et l’embrasse.)

LE MARI (entre lentement) : Ça fait neuf heures que vous êtes ainsi ensemble… tu es ma sainteté, Kamilla, j’ai confiance en toi. (Il s’éloigne lentement.)

LE MESSAGER (accourt en haletant de l’autre direction) : Eh bien, nous sommes faits… Dehors tout le monde rigole, ils se réjouissent comme des fous… Dehors la cigarette a un sens profond et symbolique… J’y cours… (Il part.)

KAMILLA (tient sa cigarette) : Je vais l’allumer…

MIKLÓS : Je vous aime… Je vous adore…

KAMILLA : Je l’allume… je vais l’allumer…

MIKLÓS : Je vous adore… Je vous aime…

KAMILLA : Vous n’avez pas peur ?... Je l’allume… (Elle approche l’allumette de la cigarette.)

MIKLÓS : N’allumez pas.

KAMILLA : Je n'allume pas ?

MIKLÓS : Allumez.

(Tous les deux béent et déglutissent et se frottent le ventre dans le désir de la cigarette. Pendant ce temps le mari entre et sort lentement à plusieurs reprises, mais on voit bien qu’il est de plus en plus nerveux.)

LE MESSAGER (accourt en haletant) : C’est énorme ! Dehors le public s’amuse formidablement. (Il part.)

KAMILLA : Je ne l’allume pas ?

MIKLÓS : Allume.

KAMILLA : J’allume ?

MIKLÓS : N‘allume pas.

LE MARI (entre lentement, déprimé) : Putain de vos mères dans le cul de l’enfer – allez-vous décider enfin ce que voulez faire de cette cigarette ? C’est moi peut-être qui dois vous l’allumer et vous la tenir ?

KAMILLA : Mon mari ! C’est la fin de tout !

MIKLÓS : Alors, tu ne l'allumes pas ?

KAMILLA (passe la cigarette à son mari) : La voici, rendez-la à la personne qui l’a perdue… (Elle marche lentement vers la sortie. L’air se fige autour d’elle. Elle marche, elle marche, elle atteint la coulisse la plus proche. La lune monte pendant ce temps et produit une douce musique. La musique des sphères. Le salut des anges. L’assomption de Marie. Doux crachin de  rafales de feux : de temps à autre resurgissent les rêves printaniers, mon Jules, mon Jules, espoir de mon cœur, sans toi les soleils est privé de lumière, car tu es un prince et moi une orpheline, mon cœur aspire au cœur d’un prince, foi, espérance, charité.)

L‘AUTEUR (entre doucement dans la pièce) : Où ai-je pu les perdre ? (Il tripote ses poches.) J’ai dû les perdre dehors.

LE MARI : Serait-ce cela que vous cherchez ? (Il le tend.)

L‘AUTEUR : Pas du tout… Je cherche la conclusion... (Il quitte la scène. Dehors des applaudissements, des ovations, on crie « L’auteur, l’auteur ! »)

 

Rideau

 

Borsszem Jankó, 12 novembre 1916.

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[1] Note de l’auteur dans d’autres éditions : « Le poète se détourne du présent sanglant pour paître ses yeux dans les fleurs du passé ».

[2] Bataille perdue par les Hongrois contre les Turcs, suivie par 120 ans d’occupation turque.