Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Souvenir de quatorze
ÉTRANGE
AVENTURE
J’ai trouvé mon ami Miska, ouvrier d’usine, devant
une maison. Il regardait en haut, vers l’étage. Je lui ai demandé ce qu’il
faisait là.
- Le soir, a-t-il raconté, après mon travail je faisais une
promenade dans les rues latérales. J’étais de bonne humeur, car j’avais
beaucoup travaillé ce jour-là. Je me baladais en sifflotant. Tout d’un coup
j’entends des grands cris, il y avait une grande bagarre sous un porche, tu
sais, tu connais Peti, l’échalas, c’est lui qui
foutait la merde, figure-toi, il avait donné un pain par-derrière à la tête de
mon beau-frère. Alors là, je me dis, je n’ai pas l’habitude de me mêler des
affaires d’autrui, que chacun balaie devant sa porte, mais ça, ce n’est pas
correct de cogner quelqu’un par-derrière sans qu’il le voie. Alors je me suis
arrêté et je suis mis à rabrouer Peti, mais c’est
encore lui qui l’a ramené. J’ai tout de suite soupçonné qu’il devait y avoir
quelqu’un d’autre dans l’affaire, parce que ce n’est pas dans les habitudes de Peti de faire tant de chambard quand il me voit, j’ai donc
mieux serré dans ma poche mon petit revolver. Et crac, nous avons à peine
échangé quelques mots amicaux, ne voilà-t-il pas que rapplique de sous le
porche… devine qui ? Qui d’autre que Jakab. Mais
oui, ce Jakab que j’avais un peu asticoté il y a
quelques années à cause de sa grande gueule, et
apparemment il n’a pas su l’oublier, il approche, mais pas tout près, il
s’arrête à quelques pas et il gueule. Il débitait que je devrais avoir honte,
il a dit, de chercher querelle à Peti dont nous
savons tous à l’usine qu’il est tubard, le pauvre. Je lui ai dit : t’es un
connard, qui lui cherche querelle ? Mais je ne peux pas le laisser
attaquer par-derrière un homme sans défense, seulement parce que lui, il est
chétif et tubard.
- Mais Jakab ne faisait que protester et
menacer. Eh bien, je lui dis doucement, cessons de parler de qui je suis,
qu’est-ce que je suis, moi je n’aime pas ça. Comme il continuait de rouspéter,
j’ai fait quelques pas vers l’intérieur, sous le porche. Tu aurais dû entendre
tout ce qu’il a débité ! Et patati et patata, il aimerait bien voir que
j’ose le toucher, il piaillait comme une femelle. Que j’essaye toujours, et que
je ne suis qu’un fieffé gredin, que je ne sais pas qu’ici c’est la maison
d’autrui, comment j’ose pénétrer sous le porche, sale plouc que je suis, qui
ose se bagarrer chez les gens, il allait appeler le concierge. Alors sors donc,
imbécile, je lui dis, on arrangera ça dehors, mas il n’est pas sorti, il a au
contraire reculé vers la cour, alors là on s’est tapé un peu dessus, mais
apparemment ça n’était pas à son goût, car brusquement il a tout lâché et il a
filé à toutes jambes dans la rue par une petite porte.
- Moi j’étais déjà bien sur ma lancée, je lui ai couru après,
question d’honneur, et je l’ai talonné tout au long d’une rue ou deux. Il
courait, Jakab, comme un dératé, puis j’en ai eu
marre, j’ai voulu m’arrêter, je suis plus un gosse en culottes courtes après
tout pour jouer à attrape. Je lui ai crié de s’arrêter, qu’on réglerait la
chose à l’amiable, ce n’est pas la peine d’ameuter toute la ville. Mais il
courait toujours et en même temps il m’injuriait, il criait que j’allais voir,
moi. Moi je me suis arrêté, tandis que lui s’est apparemment caché dans cet
immeuble car je l’ai perdu de vue. Bon, je m’en fiche, je me dis, et je
commence à déambuler devant cette maison, quand tout à coup, du deuxième étage,
on me lance à la tête une chope à bière. Je lève la tête et je vois Jakab à la fenêtre du deuxième étage en train de me viser.
Ça alors, je me dis, comment il est parvenu là-haut, alors qu’à ma connaissance
il n’habite pas par ici.
- Je suis entré chez le concierge, parce que je ne voulais pas
faire encore du vacarme, je lui demande qui habite là-haut au deuxième. Bien
sûr ce n’est pas Jakab qui habitait là-haut mais un
noir, Élos ou Mélos, le diable le sait. Je dis au
concierge de l’appeler, j’aimerais lui parler. Alors il est venu, le petit
homme noir. Je lui demande d’où il connaît Jakab. Il
me répond qu’il ne le connaît pas, il le voit pour la première fois. Alors je
me dis, c’est bizarre, que fait alors Jakab chez vous
là-haut ? Il dit qu’il l’ignore, l’autre a sonné à sa porte et a dit que
son ennemi le poursuit, il cherche un refuge, et de ma fenêtre on peut bien
tirer vers le bas, pour se protéger. Et où a-t-il trouvé la chope à bière, je
lui demande. Ça, il dit, il l’a prise dans le placard. Mais quel homme bizarre
vous êtes, je lui dis, un étranger force votre porte, fouille dans votre
placard, lance des objets de votre fenêtre, fait un scandale en pleine nuit, et
vous ne dites rien ? Eh, dit le petit noir, en retournant ses deux mains,
je n’ai rien à voir dans votre affaire, je suis un homme calme et paisible, je
ne me mêle pas des affaires des autres, arrangez-vous entre vous. Et déjà il me
quitte et il est remonté à son étage. Depuis j’attends ici sur le trottoir, je
guette la fenêtre du deuxième, j’attends la suite, parce que je sens que Jakab prépare quelque chose. Je ne sais pas quoi faire.
Et Miska regarde la fenêtre avec un œil
critique.
- Dis donc, Miska, je lui dis en hochant
la tête, ça ne tourne pas rond avec Jakab.
- Qu’est-ce que j’y peux ? – me demande Miska
déconcerté.
- Moi, si j’étais toi, je lui dis, je monterais à l’étage et je
réglerais cette affaire une bonne fois pour toutes.
- Violation de domicile – a murmuré Miska
en hésitant.
- Allons, voyons, c’est pas
sérieux ; si à Jakab ça ne donne pas mal à la
tête. Et, pour être sincère, moi, on ne me la fait pas : quelqu’un laisse
entrer un étranger chez lui pour se bagarrer, par amour de la paix ?! Moi
je flaire que ces deux-là se connaissent de quelque part. En tout cas ça ne
fera pas de mal de faire un tour là-haut. Moi je ferai le guet ici, en bas.
Az Újság,
8 janvier 1916.