Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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isonzo

 

Je me suis présenté en simple journaliste. L’ingénieur italien s’essuya le front et déclara poliment qu’il était à ma disposition.

- Personnellement, je n’y connais rien. Mon rédacteur a dit quelque chose hier à propos des travaux du génie sur l’Isonzo et l’Adige[ que l’on a commencés ces derniers temps et qui depuis se poursuivent semble-t-il activement. Un journaliste comme moi s’intéresse à de tels travaux.

- Ah bon, vous n’êtes pas expert !

- Je ne suis pas totalement inculte et même j’ai suivi un semestre d’études scientifiques. Je sais grosso modo de quoi il retourne… Il s’agit d’une sorte de… euh… d’hydraulique… Une sorte de barrage…

- Oui, disons, quelque chose comme ça. Vous voudriez donc visiter les installations ?

- Oui, oui. Cette grande tour en fait partie ?

- C’est le bâtiment des pompes. Elles travaillent sans arrêt, de jour comme de nuit avec des machines à double effet, une puissance d’une trentaine de milliers de chevaux. Vous voyez ces gros tuyaux ? Ils descendent jusqu’à la rivière, ils occupent toute la largeur du lit et les pompes actionnent la masse d’eau avec une force régulière.

- Très intéressant. Hum, hum. Une usine comme ça doit coûter une fortune.

- Oh oui, s’agissant d’objectifs militaires, pas question de mégoter. L’emprunt de guerre, ça sert à ça !

- Oui, bien sûr. Tous ces soldats sur la rive, qu’est-ce qu’ils font ?

- Ils construisent les écluses. C’est l’invention d’un célèbre ingénieur italien : des écluses qui s’ouvrent vers l’intérieur, qui font mouvoir l’eau dans un seul sens. C’est en béton armé, calculé pour supporter une pression gigantesque. Un système de couvre-joint. Vous voyez ces trucs rouges, là-bas ? Ce sont des plongeurs. Ils sont reliés aux pompes.

- Et là-bas sur la pente ?

- Trois cents petites tours alignées avec des pompes aspirantes, elles traitent l’eau superficielle de la rivière. Également une nouvelle invention, exclusivement à cette fin.

- Vraiment merveilleux. Quel travail, quel effort, que de machines, que de monde, que d’argent ! Ça va sûrement donner des résultats admirables !

- J’espère.

- Et quelles proportions ! Comme tout est, comment dirais-je, grand et beau.

- Ce ne sont que des parties du tout. Pour chacune il suffit de quelques connaissances techniques. Mais l’ensemble, la globalité, n’est pas un jeu d’enfant, je peux vous le dire, Monsieur le journaliste. C’est mon travail. Je comprends les tenants et aboutissants de la chose, la substance ! Croyez-moi.

- Je vous crois.

- Parce que, par exemple, il y a là les barrages sur deux kilomètres de longueur… Il faut veiller à ce que la masse poussée par les pompes aspirantes ne puisse pas refouler… Ici, sur la prairie plate, c’est facile, mais deux kilomètres plus loin, vous voyez, là où les pompes se succèdent plus densément, au pied de la montée – imaginez la quantité d’énergie qu’il faut pour faire monter sur la pente la masse de l’eau dont nous avons retourné le cours.

- Hum… Sans cela on ne pourrait pas…

L’ingénieur me fit des yeux étonnés.

- Quoi ?

- Je veux dire, on ne pourrait pas résoudre le problème.

- Quel problème ?

J’étais vraiment très gêné.

- Celui dont il s’agit… Pour le résoudre il faut que l’eau soit… Comment vous avez dit, vous faites quoi avec l’eau ? Vous lui faites remonter la pente ?

L’ingénieur me toisa avec mépris. Il dit sèchement :

- J’ai l’impression que vous ne savez pas très bien pourquoi vous êtes venu.

- Excusez-moi, je ne suis qu’un simple journaliste… Envoyé par mon rédacteur… Je ne connais rien à ces choses-là…

Puis tout à coup, je sortis avec une grande sincérité :

- Cher Monsieur l’Ingénieur, de quoi il s’agit ici ? Qu’est-ce que vous faites en réalité ?

L’ingénieur me toisa une nouvelle fois avant de répondre.

 - Qu’en matière de génie vous soyez d’une grande ignorance, ce n’est pas grave. Mais en tant que journaliste, vous devriez au moins être au courant de ce qui a paru dans les journaux. N’avez-vous pas lu que D’Annunzio a déclaré à Milan que la guerre continuera aussi longtemps que l’Adige et l’Isonzo ne couleront pas vers l’amont sur la montagne,  ?  

Az Újság, le 9 février 1916.

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