Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

afficher le texte en hongrois

est-ce nÉcessaire ?[1]

Et moi je vous dis qu’on n’en a nul besoin. Ça compte, cher ami,  l’enseignement à tirer de l’histoire de l’évolution. On n’en a nul besoin.

(doucement) Je ne sais pas, il me semble pourtant que c’est nécessaire.

(vivement) C’est facile à dire "il vous semble". Tout le monde peut dire cela s’il n’est pas sûr d’une chose à laquelle il tient. Il faut réfléchir, il faut s’exprimer, il faut prouver.

(doucement) S’il faut des preuves, j’irai chercher des preuves ontologiques. On a besoin de guerre parce qu’il y a toujours eu des guerres ; si ce n’était pas nécessaire il n’y en aurait pas eu.

(rit furieusement) On sort toujours cette ânerie ! Il le faut parce que ça existe ! J’ai besoin de la mouche sur le bout de mon nez parce qu’elle s’est posée là. J’ai besoin de la maladie car j’ai toujours été malade. J’ai besoin de mourir parce que sans cela je ne pourrais pas vivre !

(doucement) La chose n’est pas aussi simple, mon cher ami. Il ne s’agit pas là d’apports extérieurs ni d’influences extérieures, mais de la nature humaine qui depuis le début a été créée pour la guerre et la violence. C’est précisément l’histoire de l’évolution qui prouve cela et la sélection naturelle. Si l’homme a pu se sélectionner ou même tout simplement survivre, c’est parce que la lutte et la violence étaient dans sa nature – la lutte et la violence contre tout ce qui vit. C’est à son talent pour se battre, celui de pouvoir et de vouloir se battre que l’homme doit non seulement sa vie, mais aussi l’évolution que vous estimez le plus. C’est aussi simple que cela.

(en colère) Très bien, évidemment c’est simple ! Donc l’homme vit de sa capacité de mourir, il se reproduit de sa capacité de boxer son espèce.

(doucement) C’est la loi de la nature.

(vivement) La nature, la nature ! Quand ce mot se mêle au débat, j’ai envie de tout casser. On dit « la sage nature », et moi j’ai envie d’exploser. « La sage nature a voulu que l’homme marche les pieds sur terre », disiez-vous quand Lilienthal[2] a la première fois osé songer que l’homme pourrait peut-être voler comme un oiseau. Bien sûr, la sage nature n’a pas voulu que l’homme monte au-dessus de sa tête et que de là-haut il comprenne qu’il pourrait éventuellement être plus sage que la sage nature. La nature veut qu’il y ait la guerre, c’est pourquoi il y a toujours eu des guerres ? D’accord, je veux bien le croire. Mais à quoi sert l’homme, si ce n’est pas à ce qu’il se fiche de la sage nature et qu’il crée lui-même les lois qui le concernent ? Savez-vous que la sage nature n’a par exemple aucun besoin de la tête de l’homme ni de ce qu’il y ait des pensées dedans ; la sage nature se contenterait de l’homme pour ne pas dire qu’elle préférerait l’homme s’il ne savait que glapir. Mais l’homme, face à la nature, s’est inventé la pensée et la communication, face à la nature et face à la volonté de la nature, pour ne pas être contraint d’assurer la survie de son espèce par la lutte et la guerre, les moyens primitifs de la sage nature. Et toc ! Point final !

(doucement) permettez-moi de remarquer qu’à mon avis, la possibilité de communiquer ses pensées ne peut en aucune façon changer les instincts muets et inconscients de l’homme qui tous aspirent à la guerre.

(vivement) Chez les ânes, Monsieur, chez les ânes ! Mais l’homme de l’avenir ne sera pas un âne, cher Monsieur, il sera quelqu’un comme moi dans son cœur, son âme et sa volonté et il clamera que les conflits, les malentendus, les passions dont vous vous imaginez qu’ils ne peuvent trouver des solutions que physiques, la bagarre ou la guerre, en réalité tout cela peut être réglé par une communication claire et intelligente des pensées, des arguments, un talent intellectuel, une conviction qui sache convaincre ! Et pas avec le poing comme vous et les bovins tels que vous ! Oui, bovins, c’est le terme juste !

(doucement) à mon sens il y a tout de même des problèmes que seul le poing peut solutionner, si vous permettez.

(furieux) Évidemment ! Aussi longtemps que l’humanité croira à de telles inepties, elle ne pourra pas aller très loin ! Tant qu’elle n’aura pas compris qu’en possession d’une conviction intellectuelle, elle n’a pas et n’aura plus besoin de poings… de bagarre… d’emportements corporels…

(doucement) à mon sens, il en est besoin.

(hurlant) Faux ! Vous n’avez pas compris ? Ce n’est pas nécessaire ! Vous n’avez pas compris ? Crétin !

(doucement) à mon sens…

(il sursaute) Foutez-moi la paix avec votre bon sens, ou j’éclate ! Avez-vous seulement une dose de bon sens ? Y a-t-il une seule pensée dans votre tête vermoulue ? Pourquoi j’engage la conversation avec un tel…

(doucement) Néanmoins, je crois que dans certains cas…

(il se bouche les oreilles) Arrêtez ! ça suffit ! Je deviens fou quand j’entends des âneries pareilles !

(doucement) Je vous prie de m’écouter calmement jusqu’au bout. Je voudrais vous prouver qu’il existe des cas où vraiment seuls les poings peuvent…

(il hurle, les oreilles bouchées) Jésus, Marie ! C’est fou quand des gens stupides ne veulent pas écouter les gens intelligents ! Fermez-la ! C’est faux ! Tout ce que vous dites, ce sont des conneries ! Pas un mot de vrai ! Seuls les poings… ! Bouclez-la, vous entendez ? Bouclez-la ! Fermez votre sale gueule ! Il y a des solutions !

(doucement) Il n’y en a pas ! Seule la force !

(furieux) Des arguments ! La conviction ! L’intelligence !

(doucement) Seule la force !

(en râlant) Avec des arguments, salaud ! (Il le gifle.)

- …

(ils se battent)

 

Tolnai Világlapja, le 24 mai 1917.

Article suivant paru dans Tolnai Világ lapja



[1] Un dialogue semblable apparaît dans le recueil "Ô, aimable lecteur"

[2] Lilienthal (1848-1896). Pionnier allemand de l’aéronautique.