Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
- Et
moi je vous dis qu’on n’en a nul besoin. Ça compte, cher ami, l’enseignement à tirer de l’histoire de
l’évolution. On n’en a nul besoin.
- (doucement)
Je ne sais pas, il me semble pourtant que c’est nécessaire.
- (vivement)
C’est facile à dire "il vous semble". Tout le monde peut dire cela
s’il n’est pas sûr d’une chose à laquelle il tient. Il faut réfléchir, il faut
s’exprimer, il faut prouver.
- (doucement)
S’il faut des preuves, j’irai chercher des preuves
ontologiques. On a besoin de guerre parce qu’il y a toujours eu des
guerres ; si ce n’était pas nécessaire il n’y en aurait pas eu.
- (rit
furieusement) On sort toujours cette
ânerie ! Il le faut parce que ça existe ! J’ai besoin de la mouche
sur le bout de mon nez parce qu’elle s’est posée là. J’ai besoin de la maladie
car j’ai toujours été malade. J’ai besoin de mourir parce que sans cela je ne
pourrais pas vivre !
- (doucement) La chose n’est pas
aussi simple, mon cher ami. Il ne s’agit pas là d’apports extérieurs ni
d’influences extérieures, mais de la nature humaine qui depuis le début a été
créée pour la guerre et la violence. C’est précisément l’histoire de
l’évolution qui prouve cela et la sélection naturelle. Si l’homme a pu se
sélectionner ou même tout simplement survivre, c’est parce que la lutte et la
violence étaient dans sa nature – la lutte et la violence contre tout ce qui
vit. C’est à son talent pour se battre, celui de pouvoir et de vouloir se
battre que l’homme doit non seulement sa vie, mais aussi l’évolution que vous
estimez le plus. C’est aussi simple que cela.
- (en colère) Très
bien, évidemment c’est simple ! Donc l’homme vit de sa capacité de mourir,
il se reproduit de sa capacité de boxer son espèce.
- (doucement) C’est la loi de la nature.
- (vivement) La
nature, la nature ! Quand ce mot se mêle au débat, j’ai envie de tout
casser. On dit « la sage nature », et moi j’ai envie d’exploser.
« La sage nature a voulu que l’homme marche les pieds sur terre »,
disiez-vous quand Lilienthal[2]
a la première fois osé songer que l’homme pourrait peut-être voler comme un
oiseau. Bien sûr, la sage nature n’a pas voulu que l’homme monte au-dessus de
sa tête et que de là-haut il comprenne qu’il pourrait éventuellement être plus
sage que la sage nature. La nature veut qu’il y ait la guerre, c’est pourquoi
il y a toujours eu des guerres ? D’accord, je veux bien le croire. Mais à
quoi sert l’homme, si ce n’est pas à ce qu’il se fiche de la sage nature et
qu’il crée lui-même les lois qui le concernent ? Savez-vous que la sage
nature n’a par exemple aucun besoin de la tête de l’homme ni de ce qu’il y ait
des pensées dedans ; la sage nature se contenterait de l’homme pour ne pas
dire qu’elle préférerait l’homme s’il ne savait que glapir. Mais l’homme, face
à la nature, s’est inventé la pensée et la communication, face à la nature et
face à la volonté de la nature, pour ne pas être contraint d’assurer la survie
de son espèce par la lutte et la guerre, les moyens primitifs de la sage
nature. Et toc ! Point final !
- (doucement) permettez-moi de
remarquer qu’à mon avis, la possibilité de communiquer ses pensées ne peut en
aucune façon changer les instincts muets et inconscients de l’homme qui tous
aspirent à la guerre.
- (vivement)
Chez les ânes, Monsieur, chez les ânes ! Mais l’homme de l’avenir ne sera
pas un âne, cher Monsieur, il sera quelqu’un comme moi dans son cœur, son âme
et sa volonté et il clamera que les conflits, les malentendus, les passions
dont vous vous imaginez qu’ils ne peuvent trouver des solutions que physiques,
la bagarre ou la guerre, en réalité tout cela peut être réglé par une
communication claire et intelligente des pensées, des arguments, un talent
intellectuel, une conviction qui sache convaincre ! Et pas avec le poing
comme vous et les bovins tels que vous ! Oui, bovins, c’est le terme
juste !
- (doucement) à mon sens il y a tout de même des
problèmes que seul le poing peut solutionner, si vous permettez.
- (furieux)
Évidemment ! Aussi longtemps que l’humanité croira à de telles inepties,
elle ne pourra pas aller très loin ! Tant qu’elle n’aura pas compris qu’en
possession d’une conviction intellectuelle, elle n’a pas et n’aura plus besoin
de poings… de bagarre… d’emportements corporels…
- (doucement) à
mon sens, il en est besoin.
- (hurlant)
Faux ! Vous n’avez pas compris ? Ce n’est
pas nécessaire ! Vous n’avez pas compris ? Crétin !
- (doucement)
à mon sens…
- (il
sursaute) Foutez-moi la paix avec votre bon
sens, ou j’éclate ! Avez-vous seulement une dose de bon sens ? Y
a-t-il une seule pensée dans votre tête vermoulue ? Pourquoi j’engage la
conversation avec un tel…
- (doucement) Néanmoins, je crois
que dans certains cas…
- (il se bouche les oreilles) Arrêtez !
ça suffit ! Je deviens fou
quand j’entends des âneries pareilles !
- (doucement) Je vous prie de
m’écouter calmement jusqu’au bout. Je voudrais vous prouver qu’il existe des
cas où vraiment seuls les poings peuvent…
- (il
hurle, les oreilles bouchées) Jésus,
Marie ! C’est fou quand des gens stupides ne veulent pas écouter les gens
intelligents ! Fermez-la ! C’est faux ! Tout ce que vous dites,
ce sont des conneries ! Pas un mot de vrai ! Seuls les poings… !
Bouclez-la, vous entendez ? Bouclez-la ! Fermez votre sale gueule !
Il y a des solutions !
- (doucement) Il n’y en a
pas ! Seule la force !
- (furieux)
Des arguments ! La conviction ! L’intelligence !
- (doucement) Seule la
force !
- (en râlant)
Avec des arguments, salaud ! (Il le
gifle.)
- …
- (ils se battent)
Tolnai Világlapja,
le 24 mai 1917.