Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LA FEMME AUX YEUX PLATINE

 

Roman feuilleton    (32e épisode)

Ecrit par Frédéric Carentie, traduit par Karinthy

 

(Oh, oh, halte là, cher Maurice Leblanc, vous vous entêtez à prétendre que moi je ne suis pas lu autant par le public de Pesti Napló que votre roman-feuilleton actuel, La femme aux yeux d’or, et peut-être y a-t-il quelque chose de juste là-dedans, je l’ai remarqué moi-même dans le tram : les gens, quand ils prennent en main mon journal préféré, ils se précipitent sur les pages de fin – oh, mais, je répète avec la plus grande fermeté, oh, mais, halte là. Parions qu’à ce jour le rayon de la popularité brillera aussi sur ma modeste rubrique à moi – je regrette, cher confère Leblanc, foin d’apitoiement confraternel, la vie est difficile, la piste est libre, qui ose gagne, à malin, malin et demi. Yeux d’or ? Alors moi je donnerai des yeux platine, pour le même prix. On verra lequel de nous attirera plus les chalands.)

 

Ensuite Lenoir regarda sa montre, il sortit du tiroir la petite chaîne à laquelle était accrochée la clé de la cave, descendit, ouvrit la fenêtre du rez-de-chaussée, l’enjamba, monta dans sa voiture et alla sonner chez Levert.

Il dit d’une voix tranquille :

- Huit heures quarante-cinq sont passées du trente-deuxième de quatre secondes et demie. As-tu réceptionné la peinture ?

Levert siffla un coup bref. Là-dessus s’ouvrit aussitôt la fenêtre du quatrième étage dans laquelle apparut la tête de Lebleu. Le commandant entra par la fenêtre, puis alla à la porte et scruta soigneusement le dehors.

- Tout va bien, acquiesça-t-il, le pauvre diable a déjà dévissé les pis de la perruche, et si Lejanne n’ouvre pas l’écluse à temps, il les coudra sans tarder sur sa barbe. Vous ferez bien de vous méfier : l’édredon rayé bleu, vous devrez l’aiguiser, coupant comme un rasoir.

Ils montèrent tous en voiture, ils se rendirent du côté de la rue de Street, à l’endroit marqué d’une croix, en guise d’avertissement que ce n’était pas là qu’il fallait chercher l’orifice.

Lerose les attendait déjà dans la prison.

Il sauta de sa chaise illico.

- Sommes-nous à l’heure ? – demanda Lenoir en souriant.

- Ça baigne ! Cela fait exactement dix-huit ans, huit mois, deux jours, six heures et dix secondes qu’en prenant sur moi le meurtre crapuleux de Lelilas, je fus condamné à vie à la place de l’assassin et je me suis laissé enfermer ici pour pouvoir nous rencontrer à l’heure et au lieu prévus. Mais ne perdons pas de temps, car dans un kilo et demi et deux mètres six secondes je devrais être à la gare.

Ils sautèrent du bord l’un après l’autre.

Le peintre tapota les deux aunes de fumée qu’il avait fourrées dans la poche de son gilet. Elle était toujours à sa place.

Legris les conduisit derrière le piston. Il demanda comme accessoirement :

- Ça bougeait encore ?

- À vos ordres, Commandant ! – se plia poliment et modestement Lenoir. – Quand nous l’avons cousu dans l’étui à cigarettes, il bougeait.

- Vous l’avez coupé ?

- De haut en bas. En le tirant sur le côté.

- Les oreilles aussi ?

- D’un coup de lame. Il fallait faire attention que ça ne chuinte pas.

- Ça va. Revissez la boîte remplie, trempez-la dans le tonneau jaune, attendez que ça sèche, servez-vous du battoir, puis faites-la ramollir à feu doux, avec beaucoup de jus, servez avec du citron.

Ils ouvrirent la trappe : le bateau monta vite à l’étage en cliquetant.

Lebleu sortit son thermomètre.

- Encore cinq minutes, dit-il et il le remit.

Lejanne s’esclaffa mais il paraissait passablement nerveux. Il dit :

- Diable ! Encore cinq minutes et on verra le résultat.

Une… Deux…

Trois…

Quatre…

C…

À ce moment une tête apparaît à la lucarne de l’horloge du clocher. Suivie du corps. Il se penche en avant, il saute. Il tombe. Il est à trois mètres du sol.

À deux mètres.

À un mètre.

À un demi-mètre.

(à suivre)

 

Pesti Napló, le 26 juillet 1917.

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