Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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loge, siÈge numÉro 3.

 

(Vision)

Je suis assis au théâtre, j’ai en effet pris une loge pour regarder la pièce d’un ami, j’ai pris une loge très chère, pour moi et ma femme et une amie de ma femme. Ma femme et son amie sont assises devant, et moi qui ai acheté la loge, je suis assis derrière.

Ô peuple qui a souvent prêté l’oreille à ma parole et qui connaît mon âme, tu sais que je ne suis pas habité par des instincts mauvais et cruels, j’ai toujours respecté la société et la vertu bourgeoises et je ne t’ai jamais poussé à la révolte, je n’ai jamais soufflé le feu d’un complot ou d’une révolution, je t’ai plutôt prêché modération et pondération quand tu étais emporté par la colère et tu voulais tout briser.

Ô peuple, ô gens ! Cette fois pourtant je vous dis, du haut de l’estrade sur laquelle, moi, j’ai été hissé par l’intérêt public et par votre foi en moi, votre serviteur, je fais passer dans vos veines ma colère assassine, mon feu, ma hargne à faire grincer les dents : saisissez vos armes, criez vengeance, écumez, envahissez la ville ! Courez en tous sens, brisez les portes, n’épargnez femmes ni enfants qui voudraient le dissimuler, Lui, cassez tout, fouillez caves et greniers, et si vous le trouvez, emmenez-le devant moi, l’ingénieur qui a construit ce théâtre, avec toute sa maisonnée jusqu’à la septième génération.

Bravo tourmenteurs, bravo argousins. C’est donc lui, cet homme ? Ligotez-le, enchaînez-le ici, sur ce chevalet, je veux l’interroger. Que tout le monde sorte sauf ces deux bourreaux avec leurs écrase-doigts, pinces et fers incandescents.

Toi, ingénieur. Toi, bête sauvage. Je te tiens entre mes griffes, tu ne peux plus m’échapper. Posez-lui les écrase-doigts. Voilà. Et maintenant tu vas répondre à mes questions parce que si tu refuses, ce charmant gentleman te câlinera la barbe avec sa petite pince incandescente.

C’est toi qui as construit ce théâtre ? Tu avoues que oui, bien. Serrez-lui le pouce.

Et maintenant, dis-moi un peu, ingénieur, as-tu étudié l’optique ? Oui, tu l’as étudiée. Récite-la, récite-la donc, salaud fieffé, la loi fondamentale de la lumière ! N’est-il pas exact que la lumière se déplace en ligne droite. Donc tu le sais, tu le sais fort bien. Tordez-lui le poignet, tordez-le un peu.

Alors, comment ça te plaît ? ça chatouille un peu ? Oui, je connais cela, je l’ai vécu. C’est ainsi que j’ai tordu mon cou, mes hanches, mes poignets, mes chevilles, mon foie et mes reins, dans la loge que tu as construite. À la fin j’étais semblable à une colonne torsadée, une de celles que tu as placées sur le côté en guise d’ornement, entre ma loge et la scène, coupant l’unique ligne droite par laquelle la lumière aurait pu me parvenir de la scène.

Tu es un homme diaboliquement méchant, mais Belzébuth a qui tu as vendu ton âme, cet ignoble, t’a incontestablement donné un esprit vif. Avoue-le, avoue-le sans tarder, si tes ongles ne veulent pas connaître cette pince chauffée au rouge que le bourreau te met sous le nez, avoue comment tu as pu calculer avec précision que de cette loge qui après tout est tournée vers la scène et qui est ouverte, que de cette loge on ne puisse pas du tout voir la scène, même si on se plie en deux ! Les premières minutes j’ai cru que tes calculs manquaient tout de même de précision car si je prenais appui des deux jambes au plafond de la loge, d’une main au plancher et de l’autre sur le dossier d’une chaise (bourreaux, faites-lui faire cet exercice !) alors ma tête glisserait vers le bas hors de la grille et j’arriverais à entrevoir un peu la scène. Mais il n’en a rien été, impossible de braver ta fichue science : même dans cette position je ne voyais rien, car tu avais tout prévu, à l’extrémité latérale de la grille, tu as placé la tête d’un angelot de façon à cacher complètement la scène.

Bourreaux, tirez-lui le cou. Tu vois, Monsieur l’ingénieur, c’est comme ça que je me suis tiré le cou vers le haut pendant trois heures – n’est-ce pas agréable ? Mais attends, tu verras dans trois heures.

 

Bourreaux, laissez-le dans cette position durant trois heures. Enterrez-le ensuite avec sa femme et l’amie de sa femme, mais tournez le cercueil vers le paradis de la même façon que cette loge est tournée vers la scène. C’est dans ce cercueil qu’il devra attendre la résurrection, c’est de là qu’il devra assister à la grandiose pièce intitulée "Jugement Dernier", avec les anges sonnant de la trompette et tout le reste quand le moment sera venu, soyez témoins que c’était un ingénieur diplômé, ayant étudié l’optique, qui savait que le théâtre est une maison où les loges sont censées recevoir des gens qui se tournent vers la scène pour voir ce qui s’y passe.

 

Az Újság, le 29 mars 1916.

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