Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SEPT TONNEAUX
DE TÔLE
L’un collectionne des pipes d’écume,
l’autre des insectes, le troisième des timbres-poste. On reconnaît le vrai
collectionneur à ce qu’il n’accumule pas les matériaux en tas : le
système, les boîtes, les étagères, les vignettes font partie de sa passion
enthousiaste – c’est un monde cohérent dans lequel il se retrouve, qu’il a créé
autour de lui et dont il ne se séparerait pour rien au monde ;
l’antiquaire qui vend et distribue ses objets n’a jamais connu cette passion.
Avez-vous déjà vu une collection d’insectes ? Quel trésor ! Le savant
expert a travaillé dessus avec un plaisir minutieux, il a piqué avec précision
les abdomens, il a consacré toute son énergie à des manipulations fastidieuses,
il a déployé les petites ailes chiffonnées, il a redressé une à une les petites
pattes fines comme des cheveux, dans l’ordre, selon une règle profonde et
intensément ressentie que lui dictait une conviction obstinée, une sorte
d’instinct contre-nature, puisque dehors, dans l’air bleu, les insectes
voltigent et zigzaguent n’importe comment.
Béla Kiss[1] collectionnait des cadavres de femmes. Le
tueur en série jouit dans le sang et dans la mort, il ne cambriole que pour
pouvoir aussi tuer – car un tueur cambrioleur est surtout un tueur, et n’est
cambrioleur que secondairement – il tue sa victime là où il peut et de la façon
qu’il peut : son imagination invente cent et cent possibilités colorées du
meurtre, comme un amoureux invente des caresses. Un sadique aussi recherche la
diversité : on a retrouvé les victimes de Jack l’éventreur à des
endroits les plus divers, dans des positions les plus variées.
Mais Béla Kiss,
lui, collectionnait des cadavres de femmes. Je me tenais là au cimetière de Cinkota, devant les fûts de tôle, avant qu’on ne les ouvre,
et j’ai assisté à leur ouverture et au transvasement de leur contenu sur les
tables de dissection. Ces tonneaux avaient des hauteurs différentes, ils
étaient tous scellés avec du zinc, résultat d’un travail précis, consciencieux.
Ceux qui ont ouvert le premier tonneau ne se doutaient en aucune façon que les
contenus des suivants seraient identiques, or une telle hypothèse conduisait à
une horreur inimaginable. Et nous qui assistions à leur ouverture, nous
trouvions tous comme naturel que du plus petit tonneau se déverse le corps
d’une femme petite et du plus grand celui d’une femme plus grande. Dès le
deuxième tonneau nous savions également comment il fallait le tourner, à quelle
profondeur il fallait y enfoncer le bras, et sur le cou de la tête de femme
extraite où il fallait attraper la ficelle, où était la boucle, comment il
était attaché aux pieds et comment il était noué. C’est un collectionneur systématique
et précis qui travaille de cette façon, qui connaît son métier et qui est un
homme d’ordre. Une ficelle au cou de la femme, un mouchoir dans sa bouche, les
genoux remontés à la poitrine – voilà, c’est fait, maintenant le placer la tête
en bas dans le tonneau de la taille convenable, la tête à gauche, latéralement
pour faire place aux genoux pliés. Maintenant nous posons dessus le couvercle,
nous le scellons au zinc – avec soin, joliment, comme les autres fois. Ce tonneau aura sa place ici, à côté de cet
autre, parce qu’il est un peu plus haut, Kati bien sûr a pu rentrer dans cet
autre plus petit. Ici dans le coin il
reste encore de la place pour un tonneau plus haut mais moins large, il faudra
dedans une femme un peu plus corpulente, Irma peut-être, ou éventuellement
Margit. Dans la porcherie il reste de la place pour trois tonneaux.
Voilà comment travaillait Béla Kiss. Le connaisseur des lois sur la criminalité le
qualifie d’escroc au mariage, qui recherche de l’argent à tout prix et qui fait
disparaître les femmes dépouillées. Or, on n’a trouvé nulle part des cadavres
dissimulés, enfouis, enterrés dans le jardin ; les victimes de Béla Kiss se trouvaient là, dans l’appartement, dans des fûts en
tôle, sous tous les yeux, pendant des années, et leur nombre ne faisait que
croître. Il aimait bien ses jolies boîtes uniformes. Je suis persuadé que s’il
avait changé de logement, il les aurait soigneusement
fait monter sur le camion et les aurait emportés dans son nouveau logement, il
les aurait exposés dans sa chambre. Et pendant le trajet il n’aurait pas cessé
de rabrouer les transporteurs de peur qu’ils ne cabossent les fûts ; non
qu’il eût craint d’être découvert, puisqu’il était imprévoyant jusqu’à la
bêtise, et c’est le plus grand miracle du siècle qu’il n’ait pas été confondu
tout de suite après le premier assassinat. Il n’y était pour rien. Pensons à la
psychologie étrange du document dans une nouvelle de Poe : celui pour
lequel les détectives retournent la maison de fond en comble sans le trouver, car
il est étalé ouvert, sur la table, au vu de tous.
Béla Kiss
n’avait absolument aucune préoccupation de ce genre. S’il a conservé sa
collection dans des tonneaux, ce n’était pas pour la dissimuler, mais parce que
c’était la meilleure méthode pour la conserver : dans les tonneaux il
était possible de verser du sulfate de cuivre et d’autres substances de
conservation, comme de l’esprit-de-vin dans lesquels on pend des lézards ou des
serpents dans les bocaux à confiture. S’il avait eu de l’argent pour des baumes
il aurait peut-être desséché les cadavres et les aurait accrochés alignés sur
le mur, il les aurait munis d’étiquettes ou les aurait placés sous des cloches
en verre. Béla Kiss pouvait sortir de chez lui,
il a passé des années à courir après des femmes dans la rue, il restait dehors
dans la ville ou faisait des apparitions à la caserne. Si j’ai un écrit
commencé, et si je ne veux pas que quelqu’un le lise chez moi à la maison, je
suis inquiet toute la journée : l’ai-je bien enfermé dans mon tiroir, je
saute de ma chaise au café, je rentre pour vérifier et je l’emporte avec moi.
Béla Kiss, lui, restait assis tranquillement
quelque part dans une taverne à Pest, il
fredonnait paisiblement, fumait son cigare, pendant qu’à Cinkota,
dans sa remise, les cadavres de sept femmes fermentaient dans un chaudron. Et
Béla Kiss pense avec satisfaction et délectation
à ses petits tonneaux, et il n’a pas sursauté avec une sueur froide au front,
en pensant que quelqu’un pénétrerait justement dans sa remise, sortirait un
ciseau pour découper une ouverture dans un tonneau par curiosité ou par ruse.
Oui, Béla Kiss aimait et câlinait ses petits
tonneaux, et quand il fut obligé de partir à la guerre, il a fait savoir qu’on
ne devait les ouvrir qu’au cas où il mourrait. C’est un collectionneur d’art
qui rédige un tel testament, et non un assassin craignant d’être découvert qui
s’efforce d’oublier et de faire oublier les indices. Le collectionneur d’art
qui, même dans son dernier instant, pense à sa collection et ne s’en sépare le
cœur douloureux qu’en cas de mort certaine, pour léguer sa collection, l’œuvre
grandiose de sa vie, à l’humanité, pour devenir l’objet d’une gloire et d’une
admiration éternelle, jusqu’à a fin des temps.
"Folie" ;
"manie" ; "âme monstrueuse" ; "homme anormal".
Dehors, au cimetière de Cinkota,
sous le ciel bleu de mai les tables sont alignées, et sur les tables sont
étalés les cadavres disloqués et disséqués, décomposés. De braves médecins
s’agitent autour des tables. Une puanteur à tordre l’estomac se répand, un
liquide brunâtre et puant suinte par terre. Tout autour des hommes et des
femmes, des enfants du peuple, des visages ordinaires, des bonnes, des artisans
– de ces couches sociales qui composent quatre-vingts pour cent de l’humanité
civilisée. J’écoute ce qu’ils disent.
« Quel dommage qu’il soit mort, ce
salaud ! S’il était en vie, on pourrait l’amener ici pour qu’il voie
cela ! Ensuite on pourrait l’assommer ici même, le découper en morceaux,
le pendre sept fois… lui arracher les viscères et les lui enrouler au
cou… »
Je réfléchis. En effet, ce ne serait pas
mal, ils ont raison… Et s’ils le faisaient réellement, s’étalerait ici devant
nous un cadavre de plus, celui de l’assassin, peu importe – un huitième
cadavre, qu’exigent les sept autres, et qu’exigent tous ceux qui sont encore
vivants. Et si ce huitième exigeait encore un autre ? Et ainsi de suite –
chacun croirait avoir raison. Regardez-les, leur poing se ferme car ils ont vu
du sang versé – il faut faire couler encore du sang pour qu’ils s’apaisent…
puis du sang encore, le sang de la vengeance… jusqu’à la fin des temps.
Au pied du mur du cimetière une pintade
conduit ses poussins en caquetant. Comme ils sont charmants, petits, mignons, comme
ils ont peu de sang. Pas plus d’un dé à coudre, la terre le boirait, personne
ne s’en apercevrait, ça ne s’écoulerait pas, ça n’ensanglanterait pas le monde
– cela s’éteindrait comme une petite étincelle que l’on aurait jetée dans une
botte de paille pour essayer d’y mettre le feu. Il serait bon d’être petit
poussin – personne n’envierait peut-être ce peu de sang.
Az Újság, 12 mai
1916
[1] Béla Kiss (1877- ?) – Tueur en série hongrois. 24 fûts contenant les cadavres de 23 femmes et d’un homme ont été découverts en 1916.