Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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lettre au front[1]

Mon cher ami,

Depuis ma dernière lettre je n’ai guère eu le temps d’écrire, nous étions en phase de préparation, les tramways nous faisaient battre en retraite et nous devions attendre la fin de l’offensive sous les porches, à l’abri des rues latérales,. Je ne peux que te redire comme la dernière fois : c’est facile pour vous au dehors. Sous le beau ciel libre du bon Dieu, où il n’y a ni rails, ni câbles électriques aériens, ni lances à incendie, ni marchands de quatre saisons, ni voitures de louage, ni quêteurs à tirelire, tous ces horribles mécanismes de destruction de la guerre moderne. La prochaine fois, je crois, je pourrai te rendre compte de jours mouvementés.

 

Mon cher ami,

Comme je t’avais prévenu, les jours difficiles ont recommencé. Ce matin à l’aube, nos sentinelles aux aguets ont repéré un vrombissement lointain : malgré la distance, des experts ont pu déterminer que les tirelires trente-deux, appelées tirelires de la Croix Rouge commençaient là-bas leurs tirs de réglage, et très probablement l’attaque démarrerait avant la fin de la matinée. Je peux t’avouer sans gêne que nous avons eu des frissons dans le dos – notre mêlée d’il y a quelques jours contre les boys Tcherkesse à tirelire était encore fraîche dans nos mémoires.

Nous avons fait des préparatifs, nous avons partagé les munitions et nous avons occupé les abris dans les salles séparées des différents cafés, dans les rues latérales, sous les porches, dans les bouches d’égouts, sous les roues des tramways arrêtés et démobilisés, certains se sont même cachés dans ces trams verts qui sont garés en bordure de route. La première compagnie a tenté une percée désespérée sur le plateau de Józsefváros[2] avant l’attaque, mais ils ont apparemment essuyé un très vif tir de grenades et ils ont dû se replier.

Vers huit heures le tintement assourdissant des tirelires a encore cru, quelques éclaireurs ennemis sont apparus dans leurs jupes jaunes et rouges bien connues, couleurs par lesquelles l’armée féroce et acharnée de l’empire de Bienfaisance se conforme aux visages jaunis de colère et au sang versé.

Alors la situation était la suivante :

 

 

 

 

 

 

 

Comme on le voit clairement sur la figure, les troupes ennemies avaient une position très avantageuse et on pouvait craindre un mouvement de tenaille. Il n’y avait pas d’autre solution, il fallait tenir nos positions, car toute action aurait été pure déraison, une course dans la gueule des tirelires ennemies.

Le tintement des tirelires s’est transformé en feux roulant de tirelires. Après une demi-heure de préparation d’artillerie, cela a été le tour de l’assaut Tcherkesse des bonnets rouges. Avec les cris « Des pères tombés au champ d’honneur ! » ils ont sauté dans nos tranchées, on s’est battu au corps à corps ; il a pu être constaté que dans ce tronçon l’ennemi a employé des tirelires dum-dum et des tirelires de gaz asphyxiant.

Vu que nous étions résolus à tenir jusqu’à notre dernière goutte de kreutzer, la bataille était passablement véhémente, si bien qu’une heure et demie plus tard, les adolescentes lourdes de l’ennemi ont été obligées de s’en mêler. Nous n’avons pas pu résister à l’effroyable feu de blagues mécaniques et nous nous sommes repliés sur notre deuxième ligne de défense, laissant derrière nous de nombreux prisonniers et quantité de munitions.

Maintenant des régiments portant le titre de "Surveillance de l’Association Auxiliaire des Inaptes en Vacance" ont renforcé nos rangs, à l’instar du régiment de la "Commission de Soutien des Filles nées du Deuxième lit des Veuves de Héros tombés au Champ d’Honneur", et enfin les cruelles Cosaques en jupe égayant "les Lis des Champs".

J’ignore l’issue de la bataille ; sentant que je devais me sauver à tout prix, j’ai eu recours à un subterfuge. J’ai arraché la tirelire de la main d’une adolescente tombée, je me suis rué sur les lignes ennemies avec un tintement assourdissant – là-bas, ils ont cru que j’étais des leurs. J’ai pu me frayer un chemin sur un territoire hors du feu où je me suis fait tout petit, en attendant l’évolution des hostilités.

 

Az Újság, le 5 juillet 1916.

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[1] Cette nouvelle apparaît également dans les recueil "Qui rira le dernier"

[2] Quartier de Budapest.